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Rire (pour en finir avec soi-même)

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Rire (pour en finir avec soi-même) Sara Selma Dolorès

















La Balsamine

Conception, mise en scène, jeu : Sara Selma Dolorès

Performeur·euses : Baxter M. Halter, Bastien Poncelet, Olga Kalachnikova et Pascal Lazarus

Costumes : Bastien Poncelet

Assistanat costumes : Catherine Piqueray et Sylvie Thevenard

Dramaturges : Laurent de Sutter, Meryl Moens, Stéphane Olivier

Assistanat à la mise en scène : Amandine Servranckx

Prothèses corporelles, coiffures et maquillage : Rebecca Flores Martinez

Scénographie et direction technique : Nicolas-Adrien Houtteman

Compositeur chansons : Gil Mortio

Bouffonologue : Cédric Paga (Ludor Citrik)

Création lumière : Rémy Urbain

Diffusion : Lauréline Bombaert

Production : Thank you for Coming et MoDul – Lauréline Bombaert et Anne Frestraets

Coproduction : la Balsamine (Bruxelles, Be), Le Varia – Théâtre & Studio (Bruxelles, Be), MARS Mons Arts de la Scène (Be), le Théâtre de Namur (Be), Latitude 50 (Marchin, Be), La Coop asbl et Shelter Prod<

Soutien : Fédération Wallonie-Bruxelles – Domaine du Cirque, de la Rue et des Arts Forains, taxshelter.be, ING et Tax Shelter du gouvernement fédéral belge
Soutien en résidences : La Bellone (Bruxelles,Be), Studio Toast (Bruxelles, Be), Latitude 50 (Marchin, Be), De Markten (Bruxelles, Be), Wolubilis (Bruxelles, Be), Maison Poème (Bruxelles, Be), les Ateliers Mommen (Bruxelles, Be)















Puisque l’esprit de sérieux nous gouverne



Puisque la montée des eaux semble inexorable



Puisque les shitstorms ne sont que virtuelles,



(alors que c’est quand même un peu la merde partout)



Puisque la résilience est sur toutes les lèvres<



Puisque le témoignage semble être le dernier levier de lutte



Puisqu’il ne viendra plus (ajouta-t-elle avec un soupir)



Puisque ça sonne occupé<



Puisque la Logique tue.



Rions (pour en finir avec nous-même) !





Sara Selma Dolorès (créature bien connue de la nuit bruxelloise), accompagnée sur scène de Baxter (wikipédiste fatrasique) et de Lazarus (cock-porn girl), vous invite à une soirée cabaret (ça veut dire qu’il y aura des plumes, des paillettes, des numéros de chant, d’effeuillage, de pole dance et de drag queen) où il s’agira avant tout : de rire !



Oui mais rire de quoi ? Et à quoi ça nous ramène le rire ? Et le rire de classe ? On en rit ?



Le temps d’une soirée, i·els nous invitent à suspendre nos destins figés et à nous libérer de la puissance destructrice de l’esprit de sérieux, à nous rebeller contre les populismes instrumentalisant nos défaites populaires, à nous défaire des intelligences artificielles qui supplantent nos bêtises humaines, à rire de nous et à en finir avec nous-mêmes une bonne fois pour toutes !



Triste sire

Lorsque j’entre au théâtre de la Balsamine pour assister au spectacle Rire (pour en finir avec soi-même) de Sara Selma Dolorès, c’est blindé de monde. Ça réactive mon circuit dopamine de l’imaginaire : l’espoir de se régénérer dans les représentations. Dans le foyer du théâtre peuplé de visages excités, j’ai chevillé au crâne l’expression d’Antonio Gramsci, réinvestie par Houria Bouteldja, et que j’ai entendue plus tôt dans la semaine, lors d’un spectacle différent, celle de « l’optimisme de la volonté et du pessimisme de la raison ». Curieuse disposition pour recevoir ce spectacle monté contre l’esprit de sérieux. Ma position est prédéterminée, je dois faire avec… Et en même temps, curieux moment du temps présent pour proposer un spectacle sur le rire. De toute façon, la soirée est placée sous les auspices du décalage.



Après une longue attente, installé au dernier rang d’un public baigné de lumière, tandis que sur la scène obscurcie, je distingue les contours de trois figures aux apparences masculines autour de la metteuresse de céréminie, il survient l’effet : « Chut ! Ça commence » ou « silence ! Ça tourne ». L’entrée en matière est music-hall, j’observe les costumes et je plonge dans la musique qui flaire déjà un burlesque hollywoodien, les gestes rédigent une grammaire de la revue. Le numéro est lancé, commencent les hostilités : « Bienvenue au cabaret ! »



Quelques rires bourgeonnent déjà. Sara Selma Dolorès, toutes plumes dressées, robe shiny en satin (à moins que ce ne soit du taffetas ?) arbore avec une fierté teintée de malaise la maudite couleur verte. La « fille aux cuisses qui sentent le foin » sait cultiver, par la voix fluette de son personnage, par les mimiques clownesques de son visage, par son prétendu esprit simplet, les germes d’une risée. Son jeu de regard oscille entre minauderie et pathétique grandiloquent. Les rictus de sa bouche pincée font comme une piste de décollage pour se gausser. Elle a les plus grandes difficultés du monde à se déchausser de talons extrêmement hauts : dur dur de descendre les marches vers la fosse en gardant le glamour de la pin-up.



Ça se bidonne à côté, devant, derrière. Les sarcasmes envers les directeur.ices de l’institution, d’hier comme d’aujourd’hui, semblent délicieux. Dans sa posture érigée, droite et approchante du bord de scène, je pense au stand up quand Sara Selma Dolorès balance les blagues envers un archétypal Bertrand imaginaire. C’est vrai qu’il est relou le cis-het-white-male. D’autant que l’énergie de l’écriture trouve sa source dans une hyperactualité politique et sociale. Il y a des saillies en plein dans le mille sur l’existence d’un rire de classe, l’inopérabilité du rire à gauche et la confiscation du rire à droite. Le paroxysme survient lorsqu’elle se frottera (littéralement) à un·e spectateur·rice du premier rang. Le Bertrand s’incarne, et il est même plaisant de voir la complicité nouée dans le dynamitage du quatrième mur. Leur simple contact aboutit à une fécondation ! Voilà que ça surgit, Sara Selma Dolorès dégrafe sa robe et laisse apparaître son faux ventre de personne enceinte. Tout est fait pour engendrer le rire. On parle du rire pour faire rire. J’ai clairement atterri dans le monde du méta. Tout autour de moi ça rigole à chaque chute, ça se marre avec délectation, je le sens vraiment, mais j’ai toutes les difficultés du monde à être happé par Rire. Alors je m’interroge : suis-je le triste sire ?



En faisant appel au concept de schadenfreude, la joie du dommage de l’autre, Sara Selma Dolorès ne pose pas la question éculée « peut-on rire de tout ? » ; elle y répond à sa manière, en appelant des rires acides de fonds de gorge à décaper violences et traumas.



Je pourrais adhérer à la critique du témoignage. C’est vrai que c’est relou comme ça « semble être le dernier levier de lutte » à la sauce Édouard Louis. Mais sur le plateau, Sara Selma Dolorès se confesse quand même un peu. Elle se livre à propos de la cancel culture qu'elle a subie. À gauche : elle ne peut pas chanter pour se moquer du viol, même quand il s'agit du sien. À droite : son spectacle Boudins et Chansons a été interdit en 2015 à Tourcoing, en France, dans la perspective franchement pénible de l'instrumentalisation des populations musulmanes ou perçues comme telles, avant que l’affaire ne soit récupérée par Marine et Marion Maréchal Le Pen. Fort heureusement, elle remet la balle au centre à la Balsamine en exposant comme son père aussi a traversé la Méditerranée avant d’enchaîner « mais on ne peut pas trop le plaindre le pauvre… Il a une fille queer ». Et je me retrouve devant l’inévitable microdosing de violence que je dois ingérer lorsqu’on évoque ces questions dans n’importe quel sens que cela flatte la personne qui s’exprime. L’alternance entre le comique - qu’il soit du verbe, du corps ou de la situation - et le dramatique, quand le propos se contracte et se tend, amène à la performance une densité en béton armé. Devant ce spectacle de métacabaret-boulevard riche en références philosophiques, intense en humour crûment bien écrit, fort de l’armature poétique des numéros burlesques, après le lypsinc d’un King Baxter campant la figure d’un hypercrooner sur la chanson La belle vie de Sacha Distel, l’effeuillage hypnotique de Olga Kalachnikova, le très émouvant numéro de drag de Kimmy Amen sur Désenchantée de Mylène Farmer , en face de tous les scuds comiques… je me retrouve épuisé. Alors je pense ‘’la hawla wa la quwwata illa bil’Lah’’ Épuisé de me mesurer à ma police de la pensée, à cette charge toujours plus impérieuse de déplorer les intolérances, mais par la même occasion acculé devant cette manière de ternir un phénomène aussi précieux que celui du rire réparateur, avec des railleries qui écorchent.



En sortant de la salle, je rêve du rire des galérien.ne.s, je rêve du rire des draris, je rêve du rire du bonobo… le remède de celleux qui sont directement branché·e·s sur le chaos. Passer au tamis de l’autodérision les tuiles que je ne finis pas de me faire tomber sur le dos, et en faire des paillettes. Mais si maintenant les tuiles nous viennent des cabarets, est-ce que je rêverai encore d’une toiture faite de strass et de diamant, sous laquelle je retaillerai les costards en smokings flamboyants, confectionnés dans un tissu d’affection ? En rentrant, est-ce que je m’effeuillerai, est-ce que je caresserai mon cul et ses assonances mises à nu ? Si l’on m’offre l’escalier, ne pourrai-je pas combler plutôt les cahots des rampes d’accès ? Si mon lit est recouvert de drap de satin ou de taffetas, n’enfilerais-je tout de même pas ma lingerie en fil de soi ? À force de couleuvres avalées, et leurs écailles que je porte sur le grain de ma peau, où chercher refuge pour muer ? J’ai encore fort à faire avec moi-même. Je pense ‘’dahk bla sabab qillat adab’’. Si je suis le triste sire, tout ce que je ressens devant Rire, c’est un abîme.



Marwane Lakhal

Rire, gauches et réflexions hasardeuses

J'arrive dans la foulée d'un autre spectacle que j'ai bien aimé et je plonge dans une houle humaine, des corps, des visages que je reconnais.



Y a du monde, la file pour entrer dans la salle traverse tout le foyer de la Balsamine, de la pièce de représentation aux toilettes. C'est si plein que la voix dans le micro qui fait une annonce concernant les personnes sur liste d'attente a pour moi un éclat ironique : si je n'avais pas ma place, je serais rentrée chez moi. C'est fou, mon ticket semble d'un coup être encore plus précieux. Un précieux sésame.



Je ne connais pas Sara Selma Dolorès mais je n'ose pas le dire car c'est apparemment entendu qu' "on" la connaisse. Moi je connaissais King Baxter et j'avais très envie de le voir performer dans un spectacle au pitch aussi intriguant : je projetais une réflexion subtile sur le rire.



Je trouve une place de choix, devant, et en plus, j'ai mes jumelles ! Elles me permettent de chopper les détails qui m'échappaient avant : les rictus ou les babioles manipulées sur scène. Je suis là, confortable, armée de ma super vue ++, de yeux de lynx griffés Décathlon. J'adore mes jumelles.



J'ai plein de références en tête quand je regarde la scène, on dirait un rêve qui peut vriller, tout droit sortie d'une scène de comédie musicale. Ou un Disney pour adulte.



Je suis servie en réflexions sur le rire, j'y pense pas mal en pleine rafale de punchlines qui faisaient marrer mes congénères. J'analysais tous les rires : les tonalités, les exubérants, les discrets, les...jaunes ?



Je me sentais autorisée à rire grâce au contexte et je me suis demandé s'il était devenu possible de réagir spontanément à des propos et des postures sans s'interroger sur l'étiquette (l'éthique politique) de la personne qui lançait une blague un peu plus floue. Je me suis demandé quelle place prenait nos convictions et comment elles nous formataient.



Oui, j'ai eu des moments d'hésitation, de questionnements, de malaise parfois en m'interrogeant sur le degré de la boutade balancée par Sara Selma.



J'avais beau avoir analysé mon espace, considéré les gens comme a priori "mes gens", celleux avec qui je pouvais grassement s'époumoner en me tapant la cuisse, je restais aux aguets.



Y a un flic dans ma tête prêt à traquer la moindre glissade, y compris intérieure. C'est drôle, c'est ce flic que Sara Selma fustige. Elle semble pourtant "des nôtres" (vraiment ?)-d'une gauche clanique qui se pense comme un bloc homogène-mais s’en moque.



Ça me fait du bien, l'autodérision, regarder dans la glace nos paradoxes et nos hypocrisies. Qu'est-ce qu'être de droite ? qu'est-ce qu'être de gauche ?



Rire tient beaucoup sur ça et le sous-titre Pour en finir avec soi-même fait de plus en plus sens







***APARTÉ ***



Oyé Oyé Jean-Marie Le Pen est mort le 7 janvier 2024.



“Enfin”, que je me dis, presque incrédule.



Le type se retrouve dans toutes les Une, les bords politiques des journaux se traduisent dans le choix des mots de chaque dépêche. Tout tangue entre retenue et ironie.



J'en épingle particulièrement deux : celle du Libé et son "Maréchal, le voilà" ressortant en blanc sur une photographie aux nuances chromatiques assez rock du sale type. On dirait une affiche de ciné ou une pochette d’album : Le Pen pose en bad boy avec deux Doberman dont je sens le souffle menaçant à travers l’écran. Puis y a celle, sans équivoque aucune de l'Humanité, la plus cinglante pour moi : "Antisémite, tortionnaire, patriarche de l'extrême-droite".



C’est finalement tout ce que le sale type méritait.



J’applaudis le titre-mitraille même s’ils ont oublié “homophobe”.



J’entends et vois que des rassemblements sont organisés dans plusieurs villes en France, les scènes de liesse sont condamnées. Certaines personnes (sur les réseaux) les commentent en soulignant les valeurs hypocrites de la gauche, celle-ci étant souvent renvoyée à son humanisme et sa tolérance. Ça m'agace, je me prends à répliquer et polluer tout ce que je peux de répliques acerbes. Je me casse quand même la nénette à argumenter.



C’est facile et simpliste de relayer la gauche à de la mièvrerie. C’est oublier qu'elle a souvent pris les armes et tout le 20ème siècle en est le témoignage.



Cette image (po)-lissée de la gauche m’interpelle de plus en plus, je prends avec plus de sérieux, les sobriquets “de gauche caviar” ou encore le fameux aveu de Luchini “je ne suis pas de gauche, je n’ai pas cette grandeur d’âme”. Ouais, lol, Fabrice.



C’est qui la gauche aujourd’hui ? c’est quoi la gauche ? La manière dont on la définit exclut des alliés essentiels.



Dans un monde où des milliardaires soufflent impunément sur les braises de nos démocraties fragiles via leurs plateformes de plus en plus partisanes (x, meta); où les discours de haine sont banalisés, nos idéologies semblent ne plus être des appartenances tranquilles, réduites à des joutes sans conséquences.



Je brainsotorme vite-fait :



Gauche : ouverture, tolérance, diversité, progressisme, égalité, redistribution



Droite : religion, famille, capitalisme, conservatisme, réactionnaire, militarisme



Ça me semble soudainement très simpliste.



Je n'aime pas trop les étiquettes, elles cachent parfois le fond des choses. Je trouve plus simple de dire et montrer ce qu'on défend et ce contre quoi, on pense et agit.



Faut-il être de gauche pour s’indigner des mort.e.s en Méditerrannée ou à Gaza?



C’est quoi le moralisme de droite à part le droit à la vie mais pas pour tout le monde ?



Sommes-nous de droite ou d’une gauche molle si on a perçu un héritage (rah si seulement); qu’on joue le jeu du capital en souhaitant ne plus jamais être précaire ou qu’on rêve de devenir propriétaire -selon nos moyens- d’un appart ou d’un canapé un peu fancy?



On peut être de gauche et raciste, sexiste et transphobe même sans le vouloir, les exemples ne manquent pas.



Mais les imperfections individuelles peuvent-elles remettre en cause la validité d’un Idéal ?



Pour moi, au-delà de l'aspect irritant de nous renvoyer à une image de bisounours, c'est là tout le danger de réduire la gauche à des valeurs morales. Elle ne peut pas être que ça, sinon quand il arrive que ses valeurs soient trahies ou approximatives, c'est tout qui deviendrait "non-valable".



Pour Le Pen père, je n’avais aucune envie de trinquer et je n’irai pas non plus profaner sa tombe en crachant dessus. Il est trop tard, ses idées se sont déjà métastasées et renforcées partout.



Le sale type est devenu une figure politique banale. Quelle grosse bataille perdue.



Fin de l’aparté.



Il y a donc des conservatismes de gauche, des codes de gauches, des refs de gauches, des idoles de gauches, des gens bons à détester par toute gauche qui se respecte et même- luxe- un humour de gauche. Cet humour de gauche c'est se moquer des droitards ou des caricatures de nous-mêmes que nous incarnons allègrement en toute conscience. Et on peut rire de tout ça, de tous celleux-là, en faisant corps comme une seule femme mais qu'arrive-t-il quand ce bloc s'éffrite?



En réalité, il n’a jamais été uniforme, ce bloc.



Sara Selma incarne par moments, ces frictions et désaccords dont on a parfois peur, comme s'il fallait absolument rester unis dans la grande guerre contre la droite, à une époque où le clivage fait rage et nous distingue, où nous sommes semé.e.s de constamment et rapidement choisir notre camps et présenter clairement des allégeances sans failles.



Elle personnifie les nuances, la fragilité qu'elles induisent et qu'on fuit parfois, les conflits y compris internes, l'idée qui doit veiller à ne pas devenir idéologique, les convictions qui doivent se méfier des doctrines ; bref, tout cet espace flou, scabreux, boueux dont on ne sait pas toujours que faire mais qui nous constitue.



Beurk beurk ces petites aspérités qui démasquent les zones en déconstruction inachevée.



Je me sens crispée quand on pointe des gens dans le public, j'ai peur de me retrouver complice malgré moi et de ne plus pouvoir m'en dédouaner quand on constatera que ça a été trop loin. On est historiquement marqué.e.s- c'est trop tard pour ne pas faire gaffe quand une personne est désignée dans la foule- mais détends-toi Raïss, on est safe-. Je me demande quand même si Bernard, l'amant choisi dans le public, est détendu, lui.



CHUT RAISS.



Je me crois plus intelligente en me méfiant des effets de groupe, c'est fou que je perçoive mon scepticisme comme une marque de finesse : je me sens programmée pour l'objection. Y a un arbitre professionnel de la polémique dans ma cervelle.



C'est lui qui analyse toutes les 5 secondes et distribue les feux verts pour que je me lâche.



C'est aussi de cet arbitre dans ma tête que je me moque avec Sara Selma, peut-être quand je trompe sa vigilance.



Mais parfois, le rire vient malgré moi comme un rot.



Qui rit, quand et pourquoi ? quand est-ce que je me trahis en riant ? quand est-ce que j'évite de rire de peur de me sentir piégée a posteriori ? Qu'est-ce qui ne me fait plus rire car j'ai appris et enregistré qu'en toute circonstance, il y avait des choses avec lesquelles on ne riait plus (genre les personnes grosses quand on ne l'est pas et la personne qui fait la blague non plus) ?



Avec qui je m'autorise à rire ?



Raïssa M'Bilo

Pleurer ensemble pour commencer nous

Sara Selma Dolorès échappe à toute assignation. Dans Rire, elle passe de pot de fleurs à plante carnivore. Elle rend l'amour avec les dents. Dans la tradition de la farce médiévale et du théâtre de la place publique, elle dénonce les abus de pouvoir, l'hypocrisie et quelques paradoxes. En pleine dépression générale, elle ose questionner la piste de la rigolade comme une relation au monde et aux autres, sérieusement souhaitable : pour s'émanciper et se rencontrer, pour ressentir autrui, même honni, comme une partie de soi et affirmer la possibilité des alliances hors-normes.



Dans ce texte, il sera question d'esthétique pragmatiste, d'art à l'état vif et de physique quantique.



J'ai ajouté quelques détails sur ma vie privée pour le rendre plus croustillant.



Divulgâcher



J'ai lu pas mal d'articles sur le spectacle.



Je m'interroge. Quel est le but de cette critique passablement mensongère qui ne divulgâche rien au point de ne pas dire qu'il y aura des larmes ?



J'ai commencé à pleurer au moment où la femme pot de fleur comprimée dans une robe de gala qui l'empêche de marcher dévale le grand escalier d'apparat.



La chute est le seul moyen de locomotion possible.



Elle est enfermée dans un costume et les hommes qu'elles appellent à son secours sont pétrifiés et/ou ont cousu la robe.



Cette vision de la femme paquet cadeau qui roule dans l'escalier, qui roule de marche en marche comme une morte dans un linceul flashy...me paraît d'une puissance comique et politique de folie. Cette image contient tellement de vérités.



C'est à la fois une ode aux femmes humiliées, une satire de notre tendance à nous auto emprisonner dans une performativité ou comédie humaine de la féminité façon Schtroumpfette, une critique de la starification et même une moquerie à l'égard des partis politiques groen et ecolo.



C'est tout cela dans la même image complexe...



Oui. C'est vrai. On cingle au passage le parti clivant qui surplombe autant qu'il se vautre. Sara Selma explique qu'elle est habillée en vert pour flatter le public présumé du jour, qui vote Ecolo à tous les coups.



Quand le corps de Sarah heurte la scène je ressens même encore l'impact de mes propres chutes existentielles récentes, dans le cadre d'une histoire amoureuse où je me suis faite éconduire avec une bonne dose de mauvais goût et où j'ai riposté en faisant pas mal de cinéma.



Je hurle de rire. Ma voisine se tourne vers moi pour partager le rire et constate la fontaine de chaudes larmes.



Je me demande qui a pleuré en moi.



Curieusement, l'une des premières idées qui m'est passée par la tête au début du spectacle, c'est une ressemblance entre ce personnage de cabaret hautement en représentation et la femme du président français Macron : Brigitte. C'est sans doute la frange.



Depuis 7 ans, je croise dans la presse le regard éclairé de cette femme comprimée par la fonction et assignée à un garde à vous déplacé.



Comme à chaque fois que j'admire Sara Selma, je la trouve vraiment très peuplée.



Et cela me fait me sentir très peuplée aussi.



Je me demande qui a pleuré en moi ?



La femme quittée, la cocue cosmique ? La comédienne de mes propres dramas ? La femme politique écolo ? D'un point de vue plus profond, l'individu coupé du grand tout ?



Avant de pleurer, j'ai ri.



De bon coeur.



Enfin j'ai pouffé.



Je rigole par le nez. Je lâche des petits souffles comme une souris.



Je n'ose pas rire bien fort car ce serait comme laisser parler mon corps.



Il y a comme une explosion de sens et des décalages entre ce que je comprends et ce que je vois.



C'est ça qui déclenche mon rire.



Ayant touchant le sol sans reprendre pied, Sara rampe vers nous. C'est drôle et flippant. Elle est un reptile bizarre, un peu Iggy Pop, une gargouille avec une drôle de voix qui s'apprête à franchir le quatrième mur en se traînant vers le premier rang.



Comment peut-on à la fois être une femme trahie et muselée qui chute et le parti politique écolo ? Iggy pop et une sorte de Queen Macron tenue en gala ? Comment peut-on être Iggy Pop en train de tomber dans l'escalier et le parti Ecolo ? Et soi-même ?



Iggy Brigitte Ecolo Groen et moi et Sarah Selma et moi et possiblement quelques autres moi dans la salle ...nous tombons ensemble...



ridiculement



avec CUL' dedans.



C'est Groen ecolo qui perd encore en moi les élections.



C'est moi en queen qui roule mal barrée.



Je ris de moi en queen drapeau.



C'est une multitude de moi qui m'habitent qui me sautent à la figure, déformés et révélés et ces multiples moi chutent en même temps.



Je pleure. Je ris. Je me sens acceptée, quelque part. Quelque part dans le grand tout. Je me sens acceptée et je m'accepte en riant.



Merci, j'en avais besoin.



Ce n'est pas un hasard si j'ai pleuré. C'est quelque chose qu'on m'a fait, c'est quelque chose qui a été donné dans cette expérience et qui m'a permis d'approcher cette tristesse déviée, canalisée, dans le quotidien.



J'ai été mise dans cet état de connexion complexe et profonde avec moi-même et avec un grand tout par une habilité bien singulière. Je pense observer qu'il y a là sur ce plateau une culture de la création coopérative. Je pense que Sara Selma et sa bande en connaissent un rayon (de soleil) en fragilité et soin du spectateur·ice et plus largement, en fragilité et soin du corps collectif.



Arts mineurs et PD



Je m'étonne de ce débat qui parvient à mes oreilles sur la place du cabaret au théâtre aujourd'hui. Comme si le cabaret allait en mourir ou s'en trouver mal. Comme si c'était bizarre, comme si les frontières étaient possibles en art, comme si cabaret et théâtre n'avait pas une vieille histoire commune et des racines emmêlées depuis longtemps.



Les arts dits mineurs se sentent toujours les parents pauvres. Et iels ont bien raison.



Ma carrière dans les arts vivants m'a montré à maintes reprises les hiérarchies tenaces, les inégalités de traitement et j'ai moi-même esquivé quelques humiliations.



Récemment encore, un Bertrand (un Bertrand, dans ce spectacle, c'est un homme cis hétéro) a lancé en public, mis en confiance par le groupe de parole disposé en rond que nous formions à la Bellone, que la critique que je pratique n'est pas vraiment de la critique.



Heureusement, j'étais moi aussi sortie en bande ce jour-là.



Je suis surprise qu'on se demande pourquoi le Cabaret s'invite au théâtre.



Peut-être que le cabaret a aussi envie de travailler dans de bonnes conditions, avec des vrais budgets pour les costumes. Peut-être qu'il en a marre d'être payés en pourboire. Peut-être qu'il est ému par les inégalités sociales et qu'il est gilléjauné. Peut-être qu'il est le fantôme de l'opéra ?



Peut-être qu'il a envie d'exister dans les lieux publics qui défendent le théâtre pour tous.tes ?



Peut-être qu'il souhaite émanciper le spectateur ? Soigner le corps collectif malade ? Composer les mondes ?



Peut-être qu'après des centaines de représentations dans les festivals de théâtre populaire de rue Sara veut se lancer un défi et vérifier que son verbe vibrionnant et audacieux touche aussi indoor ? Elle s'est faite jeter au carnaval de la Louvière avec sa consoeurie de connasses de gilettes de Binche soupçonnée de venir wokiser l'arrière-pays déguisée en grosses bonnes femmes en mouse d'inspiration saucisse... Elle s'est parfois faite jeter de l'underground militant parce qu'elle fait des blagues sur nos féminismes… On peut imaginer qu'elle s'attend au pire avec le milieu du théâtre francophone qui n'a quasi dit mot au moment du scandale des gros corps moelleux de madames corsetées lingerie à la Gilles... signe s'il en faut qu'il se tienne tout de même encore à distance des arts de rue, des arts populaires, de l'art dans l'espace public, des arts mineurs, des formes hybrides et monstrueuses... la main molle dans la pince dure du politique qui détient l'argent et n'aime pas les remous ?



Je ne dis jamais arts mineurs moi.



J'entends que Sarah le dit, comme elle dit PD.



Pour désigner le système d'assignation, de domination, de normalisation.



Heureusement, dans L'art à l'état vif, Richard Shusterman, un philosophe américain pragmatiste, s'attèle à définir une nouvelle philosophie de l'art, on dit esthétique dans le jargon... qui ne crée plus de distinction de valeurs entre les différentes formes d'art et entre l'art et la vie, entendu que la vie quotidienne est traversée d'affects esthétiques.



L'expérience de l'art engage l'individu dans son entièreté, superposant sens et raison, corps et logique.



Le monologue de Kimi Amen rend très subtilement compte de cette complexité, versatilité et transformation permanente de la fonction artistique dans la société.



Elle remet aussi très subtilement en question les hiérarchies de valeurs qui s'y rapportent.



Dans son monologue, Kimi donne des ateliers maquillages à des enfants, se produit au cabaret, anime des bingos dans les Home. Ce récit dévoile peut-être la précarité de l'artiste. J'entends plutôt là une affirmation joyeuse de la variété infinie des espaces et des situations dans lesquels l'art peut se déployer, dans l'espace public et dans la vie.



In fine, j'y vois un lien avec l'esthétique démocratique de Shusterman qui défait une à une toutes les prétentions des cultures savantes à être les plus légitimes. Kimi affirme avec force et douceur l'entière légitimité du cabaret à pénétrer le théâtre qui devient un espace public d'arrière-garde en retard sur les homes et les goûters d'anniversaire en matière de liberté créatrice quand il crée des catégories.



Elle dit « je fais du théâtre et de l'action culturelle » et grâce à elle, enfin, l'action culturelle sonne ultra sexy, autant sexy qu'elle l'est. Autant sexy qu'un effeuillage.



Oui, dans l'action culturelle et les projets de territoire on est fragile, à poil et sexy.



D'ailleurs, son surgissement au plateau me procure des frissons. J'y vois une façon inédite de faire de la politique et de l'écologie.



La performance politicienne contemporaine tend à effacer les vulnérabilités et les multitudes chez ses acteurs.ices. Elle polarise parce qu'on ne sent pas être une partie possible de l'autre.



Quand Kimi arrive sur scène elle est pleine de personnes à la fois. Elle aussi. Comme Sara, comme Olga, comme Baxter, les autres artistes du spectacle.



S'adonner à une possession furtive, volontaire, désirée et curative... accueillir la complexité, les paradoxes et revenir à l'endroit de notre monstruosité autant que de notre beauté « sur/naturelle » ?



Kimi surgit dans des bottes couleurs chair qui prennent même ses cuisses. Avec Sara qui s'est entièrement défaite de sa robe et qui ressemble maintenant à une plante clown carnivore (et qui prend et donne maintenant l'amour avec les dents) iels forment une équipe curieuse ultra feuilletée de multitudes pailletées comme dans les mangas que je regardais petite et qui comprenaient de nombreuses scènes de transformation.



Kimi murmure une chanson que le public finit par reconnaître et chanter fragilement.



C'est beau, je trouve. C'est Mylène Farmer.



C'est très beau de chanter avec elle et à sa place depuis notre place de spectateur·ice.



Je me dis que je vis un moment très très rare de ma vie de spectatrice de théâtre. Aussi, je ressens à nouveau comme Sara et son crew ont la culture de la coopération et de la création collective. Iels savent nous faire de la place.



Par ce chant aphone, elle permet à nos langues de se délier.



Nous retrouvons la malléabilité de la langue orale au point de chanter doucement...



La malléabilité de la langue, c'est exactement ce que la capitalisme et l'impérialisme ont effacé.



Mon coeur, mes tripes et mon cerveau sont alignés.



Je m'empresse de sur-interprétrer... je décide de ressentir le frisson des formes de démocratie qui n'ont pas encore été inventées. Je rêve de politicien·nes qui se taisent ou parlent du bout des lèvres. Je rêve d'une démocratie où on lirait sur les lèvres les unes des unes. Je pense à cette phrase de Jean-Marie Gleize, dans le recueil Tarnac : La révolution sera une question musicale. La révolution s'attrapera comme une chanson contagieuse.



Changeons de sujet, parlons des électrons



J'ai récemment lu l'article d'un·e physicien·ne quantique qui traite du même sujet que le spectacle : en finir avec soi-même. C'est un article que j'ai trouvé dans la revue Multitudes. C'est une tentative de mobilisation des dernières découvertes scientifiques liées à la matière pour questionner nos relations à l'identité et aux autres.



Ça commence comme ça. Je recopie, j'aime bien, je partage.



Comme les éclairs, cet article est une exploration des atmosphères chargées. C’est un article expérimental qui parle de la nature expérimentale de la matière, de sa propension à tester tous les chemins in/imaginables, toutes les im/possibilités.



Cet article, c'est le mien mais c'est aussi un article de Karen. Karen Barad.



Karen a fait péter le fourreau depuis la théorie des champs et la physique quantique.



Iel a réussi à prouver le caractère intrinsèquement queer de la matière.



En résumé, iel dit qu'il est complètement dans la nature de la nature de se dénaturer.



Mieux, la matière n'est qu'un vaste champ de désir et de responsabilités où chaque particule s'agrège et se désagrège au contact des autres et d'elle-même touchée par les autres.



Il est dans l'identité de la nature de ne pas avoir d'identité.



La matière ce sont des auto-expérimentations/auto-recréations, mais pas sur un mode auto-poïétique : la matière est bien plutôt un défaire radical du « soi », un défaire radical de l’individualisme. Toujours vivante, jamais identique à elle-même, elle est indénombrablement multiple, versatile. La matière n’est pas simplement un être, mais son dé/faire incessant. La nature est une trans*matérialité/trans-matière-réalité agentielle en re(con)figuration permanente, où trans n’indique pas un changement dans le temps, changement qui irait de ceci à cela, mais un défaire du « ceci » et un défaire du « cela », une reconfiguration permanente de l’espacetempsmatérialisation qui suit les lignes d’un remaniement itératif du passé, du présent et du futur, constitutif du jeu de l’indétermination temps-être2.



Sara, Selma, Dolorès, je tiens là la preuve scientifique et irréfutable que tu as raison quand tu paries que rire est une voie éthique pour en finir avec soi-même. Le rire est un instant magique qui nous rapproche de cet état d'impermanence ou de multipotentialité du moi électron qui se recompose au contact de l'autre.



A l'échelle des électrons libres, le soi-même n'existe pas.



Au moment où je tapote, il s'est déjà auto-dissous dans une nouvelle config.… le petit stremon.



C'est pour cela que je ris et pleure en même temps d'être Iggy, Mathilde, Toi, Cocue cosmique, tas de satin qui se vautre en même temps et tant et tant d'autres strates de moi et autrui emmêlées.



Oui, autrui est contenu dans ce soi ultra flex, ultra meuble, ultra lava lampe.



Et ça aussi, Sara Karen Selma Bahktine Dolorès Goldoni Bigard de Bingen l'a pressenti, quand... "toute seule" sous l'escalier, dans la scène épilogue, elle se démaquille en un rituel adorciste de plus.



Je dis "toute seule" mais ça ne veut rien dire ici tant nous sommes invités.ées et tant les présences et les identités sont complexes.



Au moment de l'épilogue, Sara ressemble en personne trait pour trait à Rabelais se reconfigurant en Juliette Binoche se reconfigurant en Pipo se reconfigurant en Vandana Shiva... alors qu'elle nous partage son idée d'un rire qui nous permet de nous rendre plus perméable, poreux à l'autre.



Quand Sarah rit et nous faire rire en répétant la déclaration d'Adèle Haenel à Cannes :



On se lève et on se casse...



Elle rit d'Adèle qui est maintenant une partie d'elle et une partie de nous.



Rire c'est rire de la part de l'autre en nous.



C'est se serrer les coudes dans l'humiliation.



C'est oser une intimité et une confiance.



Comme l'électron, nous nous autotouchons et nous nous dissolvons nous-même par le rire et touchant l'autre en nous, nous touchons notre altérité et nous devenons un peu l'autre contenant tous les autres.



C'est cosmique.



Mais quand c'est Karen qui le dit c'est carrément hot.



Le moindre morceau de matière est constitutivement répons(h)abilité ; le moindre morceau de matière est constitué comme responsable d’un autre, comme en contact avec l’autre. Dans la matière, il y a matière à intimité, une intimité inopportune et inquiétante.



J'achèverai cette tentative de collection d'arguments massues en ramenant Bahktine et Rabelais dans la page.



Figurez-vous que je suis tombée sur un article de Pascal Houba, datant de 2007, à propos de La chambre d'Isabella de Jan Lauwers, Needcompany... vers une éthique du rire à l'époque de sa reproduction industrielle. Bon déjà je me suis dit qu'il faisait carrément de la critiqueer, de la critique située et libre dans sa forme... au sein de la revue opinément nommée Multitudes...



Houba s'interroge sur l'éthique du rire, là où Sara Selma présente le rire comme une éthique en soi, un rapport au monde. Il cite Mikhail Bahktine qui a écrit un bouquin ultra célèbre dans le champ académique sur le rire et la place populaire chez Rabelais, à la fin du Moyen-âge...



Il est aussi question de matière transformatrice et du dépassement de soi.



Lisez-moi ça. Faites-le vraiment. Voi-làààà



« La spécificité de Rabelais est qu’il a saisi l’importance, au moment où le livre imprimé se répand grâce à la possibilité nouvelle de la reproductibilité technique de l’écriture, de transmettre tout un savoir populaire traditionnel, d’essence orale, irréductible à la théologie chrétienne. Dans son œuvre, Rabelais réussit comme nul autre à inscrire la malléabilité de l’oral dans l’écrit en inventant, plus qu’un style, presque une langue qui lui est propre. Son écriture est la traduction en acte de la conception populaire du monde : « Pour lui, le corps est la forme la plus parfaite de l’organisation de la matière, partant, la clé donnant accès à toute la matière. (…) dans le corps humain, la matière devient créatrice, productrice, appelée à vaincre tout le cosmos, à organiser toute la matière cosmique ; dans l’homme, la matière prend un caractère historique. »



La conception, propre à la Renaissance, de la nature et de l’homme en tant que réciprocité du microcosme et du macrocosme, suppose de rester en empathie avec la cible de la moquerie. En effet, « dans la conception grotesque du corps, est né et a pris forme un nouveau sentiment historique, concret et réaliste, qui n’est pas l’idée abstraite des temps futurs, mais la sensation vivante qu’a chaque être humain de faire partie du peuple immortel, créateur de l’histoire ».



Pascal Houba écrit à son tour :



« Cette conception co(s)mique du monde implique que la critique de l’autre sous la forme de la satire puisse se retourner en autodérision, en auto-ironie. Même lorsque le rire populaire vise les tenants du pouvoir, la moquerie prend la forme d’un rabaissement carnavalesque, temporaire et ambivalent.



De cette manière, l’irrévérence envers la hiérarchie (visant le rôle social), qui traduit un sentiment très vif de constituer un groupe à part, va de pair avec le respect pour la personne humaine. Dans le monde populaire, lorsque l’on rit de l’autre, on rit toujours également de cet aspect de l’autre présent chez soi-même, alors qu’au contraire, « le sérieux et la peur unilatéraux sont les sentiments d’une partie qui se sent coupée du tout » .



Cet aspect de l'autre présent à soi-même... cette éthique du rire dans le monde populaire, n'est-ce pas ultra baradien, quantique et Sara Selma Dolorèssien? N'est-ce pas exactement de cela qu'il s'agit aussi quand on parle d'en finir avec soi-même en riant ?



En finir avec soi-même, pour se rapprocher des autres... pour en finir avec les luttes intestines qui entravent les avancées sociales collectives... pour s'auto-accoucher en plein déni de grossesse de soi.



En finir avec soi-même... afin que s 'affirme la possibilité des alliances politiques monstrueuses, mondiales et de proximité.



Pour créer des brèches. Pour la plasticité du réel. Pour l'extravagance.



On a vu ou verra des anarchistes s'allier avec des mémés catholiques. Iels ont même réussi ou réussiront à empêcher des avions de voler. Iels ont beaucoup beaucoup beaucoup ri (et pleuré) et se sont sûrement pris le chou très fort.



Il y aura : des mangounes shorbas, des choucroutes à la sauce verte et des théâtres ouverts où chacun pourra, s'iels veut, s'amuser à faire la lumière.



https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2007-3-page-187?lang=fr



Anna Czapski

Paratexte

Quand on écrit sur un spectacle - ou toute œuvre d’art, même si l’on adopte une position de vigilance particulière - puisqu’on est là avec un but précis, il faut pouvoir vivre la proposition artistique telle quelle, ou en d’autres termes réussir à accéder à ses émotions. J’aurais tendance à dire : laissons le regard critique opérer à bas bruit au moment de l’expérience esthétique pour n’y avoir recours pleinement qu’a posteriori. Car sinon, comment pourrait-on opérer un retour sur un objet artistique duquel on n’aurait eu qu’une vision tronquée ?



Sans doute d’autres approches sont valides, mais celle à laquelle je me tiens me semble jusqu’alors cohérente et efficace. Je prends quelques notes mentales (qu’il me semble oublier la plupart du temps) et je n’y repense activement qu’après l’expérience esthétique.



A la différence de la plupart des spectacles où je vais avec une casquette de critique, je suis allé·x voir Rire (pour en finir avec soi-même) de Sara Selma Dolorès accompagnéx d’amixs. Ma méthodologie, si je peux l’appeler comme ça, s’en est donc trouvée légèrement perturbée. Quelques regards échangés, quelques chuchotements m’ont rappelé que le théâtre est essentiellement un moment de socialisation.



Or, parmi les rituels conviviaux qui accompagnent un spectacle, la discussion après coup dans le foyer du théâtre s’impose, comme une esquisse de regard critique : alors tu en as pensé quoi ? Et toi ?



La question semble jaillir d’elle-même, sans que personne n’ait forcément envie d’approfondir. Mais la discussion est surtout là pour attester qu’on a assisté ensemble à un spectacle et qu’il apparaît nécessaire de poursuivre la co-construction du regard. Ou, en d’autres termes moins flatteurs, pour se prouver que l’on n’est pas de simples consommateur·ices et que l’on se positionne.



Après ce spectacle précisément, je suis rempli·x d’idées contradictoires. S’entremêlent le plaisir d’avoir été emporté·x dans un tourbillon de rires grinçants, de shows burlesques et de revendications, mais aussi des hésitations quant à la solidité du positionnement politique, à la pertinence de la stratégie, notamment par rapport au portrait de la gauche intellectuelle.
Sara Selma Dolores propose un spectacle contrasté sur lequel j’ai accroché, au sens littéral : j’en suis ressorti·x avec quelques accrocs. J’attendais depuis longtemps une telle proposition, qui me ferait douter : suis-je en accord avec toutes les idées charriées par ce méta-cabaret ? Et je n’ai pas de réponse évidente. Or, beaucoup de propositions scéniques récentes m’ont renvoyé·x à cette évidence : je suis le public cible et nous parlons la même langue. A contrario, je ne saurais dire si j’adhère totalement à ce spectacle - même avec le recul.
Je me suis senti·x extrêmement proche du milieu représenté, celui des cabarets queers Bruxellois que je fréquente ; je connais personnellement certains des performers. J’ai partagé le sentiment d'étrangeté provoqué par le déplacement d’un art marginal vers le théâtre institutionnel - j’ai vécu l’écart entre l’adelphité produite au sein des espaces communautaires et le commun symbolique du théâtre. Cette proximité s’est transformée en moi en sentiment ambigu de connivence et de rejet, masquant sans doute une peur de la dépossession.
Est-ce pour cela que je me suis arrêté·x sur certains détails : clichés sur la gauche, rappelant les déçu·es des grandes causes qui par amertume flirtent avec le confusionisme ; manque de rigueur de l’emploi de certains termes politiques… ? Toutefois, en convoquant son expérience de travailleuse des arts, Sara Selma Dolorès donne à son propos une légitimité indéniable. Son vécu est indéniablement plus riche que des concepts décontextualisés.



Le groupe d’ami·es avec qui je suis venu·e se scrute. D’abord quelques oui j’ai bien aimé et toi lancent timidement la conversation. Puis certain·es osent un peu plus et esquissent des avis davantage personnels. Je navigue à vue pour tirer quelque chose de bribes de ce qui n’est encore que de l’ordre du ressenti. Peu à peu, face aux remarques des autres, je campe sur une position figée. Je suis bloqué·x sur une idée, quelques détails. Certes j’ai été emporté·x par certains passages, les plus transgressifs ou les plus ancrés dans le réel, mais là, à ce moment précis je reste campé·x sur cette opinion nourrie de ce qui m’a gêné : est-ce que cette autocritique de la gauche n’est pas nourrie d’un cynisme de droite ? Est-ce vraiment une bonne stratégie de lutte ? Elle m’aide à former une impression, pour l’instant tranchée, en contraste avec les discours des autres. Elle repose sur ce qui est le plus facile d’accès pour construire un discours - attaquer certains détails, mais qui est destiné à évoluer par la suite.



Or la confrontation des points de vue après spectacle a quelque peu sédimenté cette opinion à l’emporte-pièce. Alors qu’elle aurait pu se dissiper avec le temps, elle a pris de l’ampleur au moment où elle a existé. Si je voulais approfondir ma réflexion sur ce spectacle, je devrais sans doute analyser comment mon discours a évolué depuis cette formulation collective d’après-spectacle.



Si je passe autant de temps à essayer de comprendre ce qu’implique ce banal échange, c’est parce que je suis convaincu·x que l’expérience de spectateur·ice et donc par extension le lieu d’existence du spectacle excède l’espace-temps scénique. Est-ce que tous les discours qui se tissent autour et à partir d’un spectacle donné ne font pas partie de son écosystème ? Comment dès lors analyser un tel objet artistique, en prenant en compte tout ce qui en émane parallèlement et presque à son insu ?

Flo Delval

Rire sans les refs

Quand j’ai fini mon chai latte au lait d’avoine dans un petit café, je suis passée chez une copine à Ixelles pour récupérer un vase qu’elle m’avait offert. Comme elle n’avait plus l’emballage, elle m’a tendu un sac Primark réutilisable, 100 % recyclable, "pour favoriser le développement durable", qu’ils disent. Lol. C’était la première blague de la soirée.



Je me dirigeais vers la Balsamine, mon gros sac Primark réutilisable à la main, un vase coincé à l’intérieur. Vous connaissez ce sentiment d’être au mauvais endroit au mauvais moment ? Quand chaque regard qui vous frôle semble glisser, insaisissable. Quand le temps s’étire étrangement, rendant chaque instant un peu plus long. Et quand chaque regard échangé ne fait qu'accentuer ce vide, cette impression de décalage. J’avais dans mes oreilles un livre audio sur Spotify : Les quatre accords toltèques, que je ne manquerai d’appliquer, si je le peux.



"Rire (pour en finir avec soi-même)" de Sara Selma Dolorès s’ouvre sur une scène intrigante : une femme dans une robe verte, entourée de trois personnages masculins en smoking blanc, rappelant une image classique hollywoodienne.



Elle crie « Bienvenue au Cabaret ». J’ai senti que cela allait bien se passer, elle passe de l’humour au sarcasme. Mais très vite, cette façade éclate. La voix de petite fille de l’artiste contraste avec des blagues teintées d’autodérision. Je regarde autour de moi : des rires aux éclats, des rires jaunes, des rires moqueurs, des rires complices, des rires forcés, des rires hilares, puis des rires restés bloqués dans la gorge. Le public rit en chœur, mais pas moi. Peut-être que je n’ai pas les refs. Et parfois, quand je les saisis, je ris timidement aussi.



Elle se moque d’elle-même, puis de nous. Elle interroge notre rapport au rire. Le contact avec le public est direct, presque brutal : Sara Selma Dolorès brise toutes les distances. Elle interagit, pointe du doigt, rit, pleure, crie, touche, caresse les genoux, embrasse. Ce face-à-face crée une proximité troublante. Je ne pouvais pas m’empêcher de grincer des dents quand ce fameux Bertrand a surgi du public. Mon visage était figé comme ces emojis de téléphone que j’utilise parfois quand je sens le malaise arriver.



Par moments, déconcentrée par mes pensées, j’imaginais qu’un des mecs en costume allait surgir des coulisses, me pointer du doigt, et qu’une grosse lumière serait braquée sur mon visage, m’obligeant à expliquer pourquoi je ne riais pas autant que les autres. Puis, je ris. C’est là que la question m’est venue : si tout le monde rit, mais que l’idée ne me vient pas, qu’est-ce que cela dit de moi ? Des autres ?



Le rire est un vrai marqueur social, le "rire de classe", quand les codes, les références ou la manière de voir le monde d’un groupe transparaissent dans l’humour. C’est vrai que ce qui fait rire certains peut laisser d’autres complètement à côté. Finalement, si le rire peut aussi révéler des dynamiques de pouvoir et d’appartenance, qu’est-ce que cela dit dans ces moments de vide où j’entends l’écho des rires éclatants, sans broncher ?



Même si dans le fond, on sait tous que le rire est profondément politique. Sara Selma Dolorès s’en sert pour critiquer les institutions, les normes ou les figures de pouvoir. Le rire n'est jamais vraiment neutre. La question "peut-on rire de tout ?" soulève des débats sans fin. Peut-être qu'on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde. Le contexte, l’intention et le public…



Pourtant, certains considèrent que le rire doit rester une zone de liberté absolue, où tout peut être exploré, même l’innommable. La frontière se situe souvent dans la manière.
Ce spectacle ne nous donne pas de réponses directe mais questionne temporairement l’esprit du sérieux. Certaines séquences repoussent les limites des conventions sociales et des comédies classiques. Il ne se contente pas seulement de divertir : il interpelle, bouscule, et soulève des questions.



Marie Paule Mugeni

Décapages décontrôlés

Il est près de 22h, le spectacle s’achève, le décor s’est ouvert pour révéler l’intérieur d’une loge, Sara a retiré sa perruque et quitté semble-t-il son personnage. En tout cas, c'est une autre voix, une autre cadence, une autre manière de bouger. Un autre visage presque. En réalité elles sont deux, encore, dans ce corps. L’une parle à l’autre. Après l’incessante variation des avatars qui ont habité, tout le spectacle durant, sa robe fourreau verte de music-hall, après les charges caustiques, les bravades, les numéros de paillettes, voici dirait-on que nous est offert un épilogue en forme d’autoaccusation-autodéfense mélancolique : est-on allé trop loin ? qu’est-il encore possible ou nécessaire de s’autoriser au nom du rire, que reste-t-il à dire après tout ce que nous venons de voir ?



Un quant-à-soi fictif vient donc conclure cette traversée “pour en finir avec soi-même”, comme s’il restait une hésitation à dissiper, ou peut-être au contraire et plus justement, à raviver une inquiétude, un inconfort, après que le spectacle a peu à peu glissé des provocations inaugurales vers des numéros de cabaret moins corrosifs : effeuillage, chanson, performance drag. Car l’onde de choc ne s’est pas vraiment dissipée, on s’est quand même mangé un sacré morceau au cours duquel Sara aura réussi, entre autres et pêle-mêle, à : tartiner les clichés de genre et surjouer un personnage de greluche non sans lui avoir donné tout le pouvoir sur la salle ; enfiler non sans les avoir retournés les gants de la droite ; réhabiliter Bigard non sans dégommer avec les prolos qui remplissent les stades (ou plutôt justement en leur absence) le goût sûr, le jugement sûr, la pensée comme il faut qui continuent de se monnayer dans les arrière-cours du marché de l’estime ; réclamer haut et fort le droit de s'amuser dans un monde en charpie non sans avoir rouvert ses propres blessures ; revendiquer la variée vanité du cabaret contre les fascismes en résurgence non sans avoir rappelé leur concomitance dans l’histoire ; emmerder tout son monde non sans de loin en loin lui lancer d’authentiques cris d'amour…



Une phrase en particulier continue de résonner. Une phrase lancée vers le tiers du spectacle, en forme de profession de foi : Je veux m’amuser, et pour cela ce soir j’accepte d’être un peu de droite. Cette phrase qui pour moi fait comme vriller le spectacle. Elle formule crûment ce qui se présente comme le contrat de la représentation : pour rentrer dans la proposition, il faudra se plier à cette condition. Contrat explicite puisqu’il est demandé à la salle de reprendre d’une seule voix ce credo. Mais que signifie ici “être un peu de droite” ? Sûrement pas de simplement reconnaître qu’on est toujours le droitard d’un.e autre : toujours mieux placé sur le spectre du privilège, toujours moins déconstruit ou moins engagé, toujours plus complice, etc. Je ne vois pas très bien qui cet énième exercice d’auto-examen ferait rire. Est-ce un appel à, au contraire, se décomplexer ? à rejoindre une certaine idée de la droite qui convertit tout privilège en mérite et son bon droit en rire carnassier ? Non plus. Car ce contrat arrive en fait comme la conclusion d’une assez longue première partie où sortant progressivement de la robe-fourreau du music-hall, Sarah troque peu à peu les formes du one-woman-show pour celles du stand-up, fait muer son personnage grotesque vers des zones plus intimes, plus politiques, plus frontales, jusqu’au témoignage vraiment plus drôle du tout de l’annulation d’un précédent spectacle intitulé Boudin et chanson, censuré par Darmanin alors maire clairement pas de gauche de Tourcoing pour ne pas qu’il “irrite une frange susceptible de la population » (sans avoir besoin de la nommer et encore moins bien sûr de lui demander son avis), puis brandi en étendard par l’extrême-droite locale au même titre que les tristement célèbres apéros “saucisson-vin rouge”...



Évidemment cette histoire de gauche et de droite est à aussi rapprocher du titre du spectacle, de ce “pour en finir avec soi-même”, qui est le titre d’un livre de Laurent de Sutter lui-même crédité comme dramaturge au générique du spectacle. Le livre, en résumant très fort, aurait pu s’intituler Soi-même comme un flic, l’idée étant que le surinvestissement de l’”être-soi” dans nos sociétés capitalistes modernes est à la fois comme la cristallisation internalisée d’impératifs policiers et comme un capital moral et symbolique à maximiser. Reporté au contexte du spectacle et à cette fameuse phrase sur laquelle j’ai fait ma fixette, il y aurait l’idée que le “soi-même” de la gauche, ce serait la bien-pensance, la police de la pensée, les interdits de dire ou de rire, la cancel culture et sa prétendue cohorte des omni-offensés, le tout-au-premier degré, en gros une sorte de néocatéchisme gender-écolo-décolonial. Que la droite ce serait la liberté individuelle constamment reconquise sur ces constructions idéologiques. Que la gauche serait du côté de la crispation et la droite du côté du rire enjoué. Vraiment ? Pourtant le chapelet de provocations contre les bobos et les “déconstruits” a été accueilli jusque-là de façon assez jubilatoire et si j’en crois l’état de la salle ce soir-là, assez unanimement complice par un public qui ne devait pas contenir beaucoup d’électeurs du MR. Si la charge est dirigée vers le fait qu’on ne peut plus rire sans entrave, que la gauche est devenue une culture de peine-à-jouir, il faut bien reconnaître que le moment de la représentation en a fait la démonstration inverse. Pourquoi alors enfoncer de la main droite le clou du wokisme là où la main gauche se tient déjà les côtes ?



Mais c'est là qu'est le piège : rentrer dans le jeu de ce supposé contrat, prendre au premier degré cette phrase qu'on nous invite à répéter, la prendre pour soi ou s'en indigner, c'est louper ce dont elle se moque, à savoir le besoin d'appartenir à un camp, de lustrer ses principes et ses convictions, de s'identifier à la gauche ou à la droite plutôt que d’y engager ses actes et sa pensée. Comme si l'humour était aussi territorialisé qu’un parlement, comme si rire à une blague équivalait à une profession de foi politique ou à une déclinaison d'identité.



Là où personne en revanche ne peut s’y tromper, c’est qu’il y a de la colère dans ce Rire et dans ses truculences, une colère qui s’autorise à riposter du tac au tac sans se prévaloir d’un surplomb moral, sans s’épargner le ridicule ou les contradictions. Une colère contre les hypocrisies et les assignations à rester d’un seul côté de la barrière, qui clame par le rire son refus d’une position d’innocence autant que de cynisme, qui s’embrase au risque des retours de flamme. Mais quand les lumières s’estompent et que les perruques sont retirées, reste tout de même un goût un peu métallique de mélancolie : le rire n’a rien effacé, l’amusement “de droite” n’a pas eu lieu, son effet de dépolitisation encore moins. Au contraire, il a fait saillir les épines, arraché les sparadraps, appuyé sur les ecchymoses. Il nous laisse avec le même monceau de cochonneries sans l’illusoire réconfort d’une résolution, mais avec le rappel urgent que la lutte a moins besoin de dépressifs que de jubilation.



Arnaud Timmermans

Métamorphoses et transgressions

La nuit, le lieu de toutes les métamorphoses.



Un soir de décembre, nous entrons dans la Balsamine. Ce lieu que certain·e·s connaissent déjà, que d’autres découvrent, ce lieu qui ressemble à un théâtre. Il y a une billetterie, des portes qui ne s’ouvrent que parfois, et une salle. Mais surtout, il y a des gens, et beaucoup. Le bar est plein, les gens rient, parlent, échangent, s’enthousiasment de ce qui leur sera donné à voir.



Encore nous n’en savons rien, mais il va se passer à l’intérieur de ce théâtre plusieurs transformations.



Les portes s’ouvrent. Nous traversons un portail, d’où nous ressortirons changé·e·s, peut-être. Peut-être en ayant fini avec nous-mêmes.



Je sens bien que la salle n’est pas la même. La métamorphose a déjà opéré, peut-être. Les gens sont fébriles, explosifs, prêts à entonner ensemble un rire collectif. Iels sont prêt·e·s à se divertir, à voir Sara Selma Dolorès, la prêtresse de l’irrévérence.



Les lumières baissent et la métamorphose continue.



C’est parti, Sara Selma Dolorès nous entraîne. Emprisonnée dans sa magnifique robe verte, elle nous malaxe avec sa voix fluette, elle nous pique là où nous n’avons pas l’habitude d’être piqué·e·s. Elle rit, beaucoup, et le public rit en retour. Comme il l’avait prévu. Cependant, il y a des fois où le rire s’étonne, où il s’étouffe par une main timide, où il naît dans une bouche arrondie par le choc.



Oh ! Elle n’a pas dit ça !



Me voilà rassurée. Un spectacle sur le rire sans rires, c’est une affaire difficile. Mais ici, Sara Selma Dolorès se dédie à chercher dans nos limites, elle creuse là où peu de personnes ne s’aventurent. Elle va fouiller dans nos méandres militants, nous permet d’être ce que nous nous étonnons d'être. Elle va chercher nos rires enfouis, nos rires honteux, et nos personnages que nous ne pensions pas ou plus être. Des hommes « Bertrand » comme elle s’amuse à nous appeler, des fans de Jean-Marie Bigard ou des voyeurs. Elle et ses performeur·euse·s nous placent face à nos propres prismes et appuient là où il nous est toujours difficile d’appuyer. Iels parlent de fantasmes, d’envies, de hontes et les matérialisent sous nos gorges déployées et nos yeux transis.



Se succèdent différents numéros, et nous comprenons que nous sommes maintenant dans un lieu qui ressemble à un cabaret. Un cabaret dans un théâtre, un théâtre transformé en cabaret.



Le cabaret, le lieu de toutes les transgressions.



Un soir de 2024, en ces temps de rage et de conflits, je comprends qu’il est incertain qu’une soirée comme celle-ci s’y reproduise. Je saisis donc la précarité des gestes, et je pleure avec la Drag Queen Kimi Amen lorsqu’elle nous avoue que son identité récupérée n’est plus qu’un outil de vente et de remplissage de salle. Que les publics ennuyés se sont déjà lassés d’une identité si singulière, qui veut et qui doit continuer d’exister dans une société de plus en plus austère.



Ce spectacle est une alarme. Une alarme pour nous rappeler que la transgression est une facette nécessaire à la dureté du monde. Que l’humanité se raidit et que le cabaret et ses adeptes essayent continuellement de l’assouplir. Le cabaret est cette machine à produire du vrai et du faux, de la franche rigolade, des fantasmes, des critiques, où l’on peut décider d’être celle ou celui que l'on désire, le temps d’un soir. Ce soir, Sara y a décidé de revêtir l’apparat de la Grande Dame verte qui titille son public.



Son public qui a cette possibilité de comprendre ses propres antinomies. Enfin, je le crois bien. Je l’espère bien. Ce public d’une classe sociale plus ou moins uniforme, qui rit conjointement aux mêmes blagues politiquement correctes mais qui s’offusque des mêmes choses. Et qui cherche, toujours plus, une pureté militante accrue en assénant :



Oh ! Elle n’a pas le droit de dire ça !



Elle n’a pas le droit mais je ris, tu ris, iel rit, nous rions, vous riez, iels rient. Tous·tes ensemble comme pour pallier nos propres contradictions. L’accord tacite de rire en bloc me rassure. C’est complètement transgressif, mais nous avons compris qu’il s’agit d’une grande blague. Je crois que nous en avons la capacité. C’est peut-être ça, la clé un peu trop instable du spectacle. Nous rions et en riant, nous le sauvons. Mais peut-être que ce rire est trop nécessaire, et rend la réussite aléatoire. Mais ce soir,



Ouf ! les bobos blanc·he·s ont ri.



Peut-être que si personne n’avait ri, je serais sortie ? Peut-être que la pesanteur du silence aurait été insupportable ? Mais j’ai ri. J’ai ri pour être avec les autres, j’ai ri car on me l’a permis. Parfois, quand même, je n’ai pas ri. Et ça m’a transformée aussi.



Comme au cabaret.



Les portes s’ouvrent, je me désolidarise du nous et j’en ressors pleine de questions. Pleine de doutes aussi. Est-ce que rire à ce spectacle me transforme en boomeuse de droite ? Ou bien suis-je passée à côté du sujet ? En sortant, je comprends que je suis en train de rebattre les cartes de ma militance et je comprends un peu mieux où se situe mon curseur. J’avoue avoir été rassurée d’être entourée d’ami·e·s, dont j’estime l’avis, qui ont apprécié et aimé. Ce spectacle a donc forgé plusieurs certitudes et ébranlé plusieurs inquiétudes. Ou bien forgé plusieurs inquiétudes et ébranlé plusieurs certitudes. En fait, il m’a fait réfléchir, et ça, ça m’a fait du bien.



Camille Mormimo

Rire et rire

Premières images : un escalier blanc de music-hall, une femme de dos dans une robe de gala verte, trois personnages masculins devant elle en smoking blanc. Glamour hollywoodien. Mais quand elle se retourne, un clown apparait : elle ne peut que se tortiller, jamais avancer, dans cette robe sexy mais ridicule, flanquée d’un gros nœud (elle est le cadeau à déballer), et elle porte sur la tête un chapeau à plumes en forme de plante. Sara Selma Dolorès joue à la « belle plante », et débite fausses âneries et vérités dérangeantes avec une voix de petite fille, étonnée d’un monde absurde qu’elle fait mine de ne pas comprendre. Sa robe est verte, elle maudit le théâtre ; on est au cabaret, le double venimeux et anarchique, cet anti-théâtre qui vient torpiller tout ce que le premier s’échine à cultiver de conventions. Ici, pas de quatrième mur, le contact avec le public est direct et physique ; pas de bon goût, pas de bon genre. Rire nous offre les délices habituels du cabaret : corps nus, corps queer, costumes, chansons, strip-tease, playback. Mouvement. Rire. Déjante.



Mais le spectacle pose aussi partout, sans vraiment l’énoncer littéralement, la question des limites du cabaret au théâtre. Que deviennent ses puissances quand on passe du côté bourgeois de la force ? Que devient le cabaret comme territoire communautaire, safe car saturé de toutes parts de culture queer, de souffrances partagées, de mémoire collective, lorsqu’il vient se performer ailleurs, au théâtre, dans un espace qui est non celui du refuge des marginalisé·es, mais de la distinction sociale ? Que devient le cabaret dans un lieu, celui du théâtre, qui a historiquement aussi été celui du placard, d’une culture qui se chuchote à travers les corps de nombreux comédiens queer (gays surtout) sans pouvoir s’affirmer ?



Installé sur le plateau de La Balsamine, que devient l’outrage ? Quelle est sa raison d’être quand il n’est plus un pied de nez confidentiel, entre queers (et quelques hétéros toléré·es), à la culture dominante ? Et que devient cette extravagance sans alcool et sans drogues, ni le désespoir, l’hilarité et l’impudeur qu’ils nourrissent ? Le spectacle met en exergue ces limites—et surtout celles de son public, qui n’est forcément jamais à la hauteur—lors d’un numéro de strip-tease, exécuté avec langueur et brio par Olga Kalachnikova. Le strip me met profondément mal à l’aise ; pas l’effeuillage en tant que tel, qui m’en rappelle mille autres vus au cabaret, mais le silence écrasant du public, qui respecte les codes du théâtre (on se tait, on regarde) face à une forme qui exige tout le contraire. Le résultat me glace, et je comprends que les réactions bruyantes du cabaret face à un corps féminin, y compris en drag, qui se déshabille (les sifflements, les applaudissements) sont un exorcisme collectif du male gaze : les corps excités crient leur désir ou leur ennui, et la performeuse leur répond par ses regards et ses gestes. Loin d’être offerte passivement, c’est alors la strip-teaseuse qui mène la danse, donne le rythme et joue avec son public. Ici, il ne reste que le regard masculin, qui muettement domine et possède, puisqu’on ne peut rien rétorquer à son silence assourdissant. A la fin du numéro, Sara Selma Dolorès revient sur scène et nous interpelle : « ben alors, pourquoi personne n’a crié ‘A poil !!’ ?? », suivi d’un caustique « Alors comme ça, il faut être de droite pour rigoler ? ».



Dans le cabaret de Sara Selma Dolorès, il n’y a pas de limite à ce que la scène peut penser et mettre en danger. Elle s’autorise toutes les moqueries, à commencer par les failles de son propre public. Pour donner un autre exemple, encore plus acerbe, elle brocarde au début du spectacle un premier spectateur, un homme qu’elle appelle « Bertrand », qu’elle drague avec outrance, se faisant d’abord femme fatale puis victime (« Ça t’excite, hein, Bertrand »), et nous met face aux limites d’une masculinité qui se prétend moderne pour mieux dominer les femmes, ce qui plonge le public (et surtout, j’imagine, ce Bertrand) dans des abîmes de gêne mêlée d’hilarité. Elle enchaine un peu plus tard avec un autre Bertrand, choisi lui aussi au hasard, devant lequel elle s’agenouille pour lui masser les cuisses et se moquer de son désir pour la créature faussement soumise qu’elle incarne. Entre deux vannes cinglantes, elle mentionne L’Existentialisme est un humanisme de Sartre et lâche au premier Bertrand : « Je parie que tu ne l’as pas lu ».



Elle parie juste, personne ne l’a lu—et c’est bien là le problème. Son public, très largement blanc, très largement bobo (« Vous avez tous bien voté Ecolo ? »), pétri de bons sentiments et de droiture d’esprit, tend à détourner le regard quand on mentionne les limites auxquelles on arrive vite, inexorablement, en essayant de mêler morale et liberté. Sartre, pimpé par Sara Selma Dolorès, mord.



Le spectacle attaque par toutes les faces les remparts de la bien-pensance—pas celle du catho conservateur blanc cis het de plus de 50 ans, ni celle de la libérale aveuglément pro-israélienne, mais la nôtre, public de La Balsamine, féministe, décolonial, vert, qui ferme volontiers les yeux sur ses propres violences. En premier lieu, la difficulté à laisser exister des opinions qui ne cadrent pas à la lettre avec une sémantique astiquée et supposée libre d’injures. Sara Selma Dolorès nous raconte qu’elle a été cancellée à la suite d’une chanson, « #MeToo », dans laquelle elle se moque d’un viol. « Mais je ne peux pas » demande-t-elle narquoise, « même si c’est le mien ? » (C’est du moins la manière dont ma mémoire a inscrit ce moment, impossible d’en être sûre…). On lui reproche en outre de ne pas être (assez) queer, de ne pas mettre en avant son père maghrébin, de passer pour blanche, bref de ne pas utiliser son identité comme fer de lance de libération. Mais qui est réellement libéré quand cette dernière devient obligatoire, régulée, scriptée ?



Elle est le fou et le roi c’est nous. Ou plutôt elle est la folle et nous sommes ici le public bon teint d’un théâtre qui ne peut que peiner à intégrer le drag—car le drag n’est que moquerie de soi et des autres, outrage, déplacement. Elle incarne la mélancolie d’une intelligence qui voit plus que ce que la société ne peut accueillir, et qui sait les limites d’un monde avare mais qui se croit généreux. La toute dernière scène nous la montre dans une minuscule loge installée dans l’escalier même, d’où elle mène une réflexion sur le rire face à une bourgeoisie imbécile : le rire comme instrument de survie face à la bêtise du monde, comme la fente, la feinte, l’entrebâillement par lequel la liberté et l’existence peuvent entrer ; comme instrument indispensable de la pensée et de la politique, car on ne peut ni penser loin, ni mener des combats justes, si l’on n’est pas capable de jeter sur soi un regard canaille et hilare, qui ouvre grand la porte des cuisines et révèle, désopilé, la vaisselle sale, le gras et le visqueux, les endroits où tout coince et où nos certitudes s’effondrent.



Caroline Godart

On ne badine pas avec le rire

La promo de Rire (pour en finir avec soi-même) n'est pas passé inaperçu sur mon feed d'actualité numérique alors qu'il tournait dans plusieurs salles de spectacles de Bruxelles. Sans trop faire de recherche avant ma soirée à la Balsamine, j'avais déjà en tête une esthétique et un ton que j'ai bien retrouvé sur la scène ce soir de novembre.



Premier constat : Sara Selma Dolorès veut se raconter à travers le rire. Elle se présente à nous dans une élégante robe verte – couleur interdite au théâtre – se moque de son art, d'elle-même, de son parcours et par extension, de nous. Nous les bien-pensant·es, les gauchos, les intellos, les adorateur·ices de la bienveillance et du consentement. Lorsqu'elle interpelle pendant plus de dix minutes un « Bertrand » imaginaire dans le public en première partie, et qu'elle vient se frotter à une personne bien réelle du premier rang un peu plus tard, Sara Selma ironise sur notre propension à la gêne et s'amuse à pousser le curseur. Et en réponse à nos réactions, elle pose la question du rire de classe. Elle interroge notre rapport au rire vis à vis de nos privilèges. La question est intéressante mais depuis que je me la suis posée en profondeur pour écrire ce texte, elle a été un frein inattendu qui a rendu l'exercice plus compliqué que prévu.



À travers les différentes belles propositions d'humour d'un cabaret ponctué de chansons, de danses et de burlesque, je me pose la question des rires faux. Les rire forcés, pincés, gênés. Les rires polis. Ces rires que l'on provoque pour avoir la paix, pour feindre une appartenance ou pour s'extirper d'une situation inconfortable. Selma Sara veut nous faire reconnaître que notre rire, comme nos principes, n'est pas toujours honnête. Qu'ils sont des réflexes, des mimiques apprises et répétées qui deviennent évidentes avec le temps. Et puis parfois, certains rires nous échappent et nous rappellent qui l'on est. Notre rire doit être pris au sérieux mais nous rappelle de ne pas se prendre au sérieux. Comme Sara Selma qui nous raconte qu'elle a nommé son premier spectacle Boudin et Chansons et que, malgré son ironie évidente, celui-ci a été instrumentalisé par le Front National (ancien nom du Rassemblement National) comme folklore d'un terroir bien français. Le rire, parfois, et l'auto-dérision, souvent, est un rappel à l'ordre qui nous met à face à nous-même.



Avec l'humour, on pose des questions, nous avoue Sara Selma à la fin de son spectacle, nichée sous le même escalier sur lequel elle trônait majestueuse et risible au début du show. Dans cette petite loge, démaquillée, littéralement à nue, elle veut arrêter de (se) mentir. Oui, elle a fait des erreurs dans sa carrière, mais qui n'en fait pas ? Et qui sommes-nous pour la juger ? Après quelques années loin de la scène, elle revient avec ce spectacle pour se faire entendre, pour raconter sa vérité, hors des cases qu'on a voulues lui assigner. Elle se livre, mais pas de mea culpa qui tienne.



Rire est un come-back en forme de plaidoyer. Les numéros de cabaret qui s'y succèdent sont des moments suspendus qui contrebalancent les confrontations piquantes. Et la beauté est au rendez-vous : notamment dans la voix de crooner de Baxter et dans la danse lancinante d'Olga. Pas question de rire ici : on ne badine pas avec le cabaret, mais pas question pour autant d'oublier le message central, annoncé depuis le début par la maîtresse de cérémonie : « vous êtes venu·es rigoler non ? ». Oui, mais en sortant on se demande pourquoi on a ri et surtout qu'est-ce que ça révèle, de nous, des autres et du monde. Rire est finalement un bon rappel que ce langage universel est un acte profondément politique.



Laïss Barkouk