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Tomber du mondeCamille Panza / Ersatz

mars 23





Mise en scène : Camille Panza
Avec : Gwen Berrou, Léonard Cornevin, Aurélien Dubreuil-Lachaud, Thomas Gourdy, Sophie Langevin, Daniel Panza, Mieke Verdin et Noémie Zurletti
Création lumière et numérique : Léonard Cornevin
Création sonore : Noam Rzewski
Scénographie et accessoires : Pierre Mercier, Daniel Panza et Léonard Cornevin
Costumes : Camille Panza
Stagiaire costumes : Célestin Car
Régisseur général et lumière : Raphael Noel
Régisseur plateau : Pierre Mercier
Réalisation décors et costumes : Ateliers du Théâtre de Liège
Production : Théâtre de Liège et DC&J Création
Coproduction : La compagnie ersatz, Les Halles de Schaerbeek, NEST - CDN de Thionville
Soutien : Det Norske Theatret d’Oslo, La Bellone-Maison du spectacle de Bruxelles, Centre des écritures dramatiques de Wallonie-Bruxelles, Théâtre des Doms en Avignon, Wp Zimmer d’Anvers, Fédération Wallonie Bruxelles / Service Théâtre, du Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique, de la DRAC Grand Est et de la Région Grand Est
Remerciements : Caroline Doumerc, Camille Louis, Marielle Macé, Julie Lejeune, Louis Engelen, Moise Lungeni, le Fridtjof Nansen Institute et la Nansen Academy
Dédié à : Frédéric Rzewski
Avec le soutien du projet : STAGES – SUSTAINABLE THEATRES ALLIANCE for Green Environemental Shift – soutenu par le programme Europe Creative de l’Union Européenne

Explorateur polaire, scientifique, champion de ski et diplomate norvégien, Fridtjof Nansen a œuvré pour la reconnaissance du statut de réfugié. Autour de cette grande figure, Tomber du Monde tisse une quête rhizomatique, une dérive sur les questions d’environnement, de migration, de géopolitique et d’exploration. Questionnant les frontières — frontières géographiques, frontières politiques, mais aussi frontières de l’art — Tomber du Monde orchestre un grand déplacement des regards vers ces zones hybrides, inexplorées, où une autre vie cherche à percer.




















Lorsque le spectacle commence, un sentiment d’étrangeté que je n’avais pas ressenti depuis longtemps s’empare de moi. Je suis face à un décor imposant et surtout des acteur·ice·s qui jouent…Iels jouent à être des icebergs. Je me demande si je peux adhérer à cette proposition clownesque ou si je décide de trouver cela puéril.

En quelques secondes, je comprends, ou plutôt je ressens que le spectacle me demande de suspendre mon incrédulité. C’est un contrat que je n’avais plus l’habitude de signer depuis longtemps, étant presque exclusivement spectateur·ice de propositions artistiques impliquant la co-présence de la scène et du public dans un même espace symbolique.

Or ici au contraire, on me propose d’imaginer que je regarde par un hublot sur un autre monde - certes avec quelques clins d'œil qui disent qu’on n’est pas tout à fait dupes. Un tel dispositif me semble absurde : sur scène on fait semblant d’être ailleurs, dans les gradins on fait semblant de ne pas être là. Évidemment, ce n’est pas que je découvre un tel dispositif théâtral reposant sur une autre convention tacite, je l’avais juste oublié. J’avais juste préféré privilégier d’autres formes que je croyais plus pertinentes et surtout plus contemporaines, sans forcément questionner le pourquoi.
Dès lors, je passe les premières minutes du spectacle replongé dans mes souvenirs de la découverte du théâtre, dans les années 90. Les images sont un peu confuses ; il s’agit plus d’un sentiment général, d'une certaine forme de présence dans la pénombre. Et puis sans raison précise, c’est une représentation de L’île du salut de Matthias Langhoff, avec Marcial di Fonzo Bo qui me revient à l’esprit. En 1996. A l’Hippodrome, à Douai. Peut-être est-ce la présence du décor comme personnage qui a amené ce court-circuit, ce raccourci temporel?

La comparaison avec les affects passés est forcément défavorable à ce qui est en train de se passer devant mes yeux. Les souvenirs théâtraux ont tendance chez moi à revêtir la texture de l'inconscient, une toile de fond indiscernable. Ces bribes m'appartiennent alors que le spectacle présent est maintenu par au loin par ma distance critique.

Je regarde sans déplaisir le jeu cartoonesque de la circulation des personnages dans la cabine du bateau. Cela évoque les vieux Merry Melodies, Keaton, Tati… Malgré la dynamique des corps burlesques, je reste loin. Je suis ailleurs, mais pas là où on me propose d’aller. Petit à petit, la somnolence me guette, mes yeux se ferment. Puis au moment où je m’en rends compte, je bondis à l'intérieur de moi-même, je me cramponne à mes pupilles. A partir de ce moment, je serai présent jusqu’à la fin. C’est un phénomène que j’ai souvent remarqué me concernant, principalement quand des œuvres installent un rythme lent. C’est l’expérience que j’ai des films de Jacques Rivette par exemple. Il y a un moment où mon corps lâche et d’un coup, je me retrouve de l’autre côté. Je vis le film autant que je le vois.

Ce phénomène se produit face à des œuvres qui ne sont pas entièrement tendues vers une résolution mais qui font confiance à l’instant. Ce présent crée un affect véritable, et pourtant il reste fictionnel. Peut-être est-ce à ce moment que l’illusion peut opérer, quand il ne s’agit pas de créer un espace autre (comment pourrais-je ressentir ici le froid de l'Arctique?) mais un temps autre, non pas tellement celui du lent périple des protagonistes dans la neige, mais celui qui fait du théâtre un rêve collectif.

Flo Delval

D'un bateau vide

Parmi les fumées de givre

les aurores de gaze en fond de scène

la danse des icebergs et des équipages

qu'ai-je vu ?


Entre les pas sur la glace

les petits points clignotant sur la carte

les cliquetis de la vie à bord

quels rythmes ai-je retenus ?


J'écris un mois à peu près après avoir vu Tomber du monde, le spectacle du collectif Ersatz mis en scène par Camille Panza. Inspiré des carnets de bord de l'explorateur Fritjof Nansen, qui traversa en 1895-96 l'Arctique à la dérive en laissant volontairement son navire se faire prendre par les glaces, le spectacle nous fait revivre cette traversée immobile, ce confinement volontaire au milieu d'une immensité gelée.

Un mois après, donc, il me reste des souvenirs de visions et des souvenirs de rythmes. Comme le noyau de mon expérience de spectateur. Le reste s'est peu à peu soit estompé, soit désarticulé.

Nulle part ailleurs sans doute que sur les glaces de l'Arctique, le visible et le rythme n'atteignent un tel degré de présence incompressible en même temps que de pureté presque abstraite, voire paradoxale. Au pôle, comme l'explique Camille dans un entretien, on y voit presque mieux la nuit — le jour, la lumière brûle sans cesse les yeux et le ciel, tout est recouvert par la clarté. Lorsque le soleil descend à l'horizon ou disparait, c'est de la glace que semble venir la lumière.

Rythmiquement aussi c'est tout un espace contradictoire qui s'ouvre. Si la cadence de la dérive est imperceptible (et pourtant bien réelle, un peu plus d'1,5 km par jour), si à partir du 25 octobre la course du soleil semble s'être arrêtée sous l'horizon, les innombrables composantes de l'espace sonore sont omniprésentes, et une polyrythmie complexe s'établit : jeux du vent dans les haubans, craquements de la banquise, gémissements de la coque sous la pression de la glace, rubans de gestes et de paroles.

A bord, l'ennemi principal de l'équipage devient très vite l'ennui (comme au théâtre d'ailleurs, si l'on veut bien en croire Peter Brook). L'exiguïté de l'habitacle, la gestion des rations et des tâches quotidiennes, l'absence surtout de choses à entreprendre, le spectacle nous les rappelle avec insistance par un ballet en accéléré de personnages muets, façon coucou suisse, comme en modèle réduit. Les rythmes de l'agitation humaine ont pris toute la place, l'écoute s'est mise au diapason des pauses café, de l'horloge et des claquements de porte.

C'est que, un peu comme l'opposition entre le jour et la nuit polaires, l'intérieur et l'extérieur du bateau semblent hermétiques l'un à l'autre. Au dedans, c'est un petit vaudeville sans paroles mais plein de signaux sonores intégralement humains ; au dehors, seuls les sons de la banquise ont droit de cité. Les voix comme les pas, les actions humaines sont comme constamment mangées par l'Arctique, ou plutôt par sa recréation musicale dans la très belle bande son de Noam Rzewski.

J'ai entendu beaucoup de spectateurs me dire, en sortant de ces deux heures, qu'il leur avait manqué un récit plus clair ou plus étoffé, plus d'épaisseur dans les personnages et de suite dans la trame narrative. L'unique enfant que j'ai interrogée était en revanche parfaitement heureuse de ce qu'elle avait vu. J'ai longtemps cru que je partageais ce manque de "matière" narrative ou dramaturgique. Il faut dire que j'ai suivi l'évolution du projet de loin depuis plusieurs années et que j'ai été surpris de l'absence de pans entiers de ce que je savais avoir été les recherches préalables au spectacle (dont une partie sont consignées ici : https://www.espacejungle.com/LATITUDES-NORD), notamment sur la contribution de Nansen au droit des réfugiés et des apatrides à l'échelle mondiale. Un mois plus tard, je pense pouvoir dire qu'en fait pour moi le manque s'est inversé. Non pas manque d'événement ou de péripéties, non pas de dialogues ou d'anecdotes plus ou moins héroïques comme en regorge le journal de Nansen, encore moins de la leçon à tirer de toute cette histoire, mais au contraire moins d'humain, une confiance plus grande dans l'inframince de rythmes plus subtilement entremêlés que ce mouvement de pendule entre l'espace acoustique de l'habitacle et celui de la nature inhospitalière. Un dialogue de matières sonores et visuelles semblaient s'ébaucher, une autre façon de raconter, plus trouble ou plus hybride, plus sèche ou plus étrange, je ne sais pas.

Il est vrai que ces dernières semaines j'écoute beaucoup de musique bruitiste et de field recordings, et que les enregistrements aquatiques réalisés dans le grand nord par Jana Winderen sont un peu devenus une obsession. Peut-être est-ce de là que vient ma relecture rythmicovisuelle du spectacle, et qu'il est un peu injuste de le comparer à quelque chose qu'il ne cherchait pas tout à fait à être ?

Mais peut-être aussi est-ce là son cadeau secret, un éveil du désir à d'autres modalités de rapport que celles du "que faire" et du "où aller", une attitude plus apaisée face au présent et à l'attente que celle de l'explorateur Nansen qui, impatient de la lenteur de sa dérive, finira par quitter navire et équipage pour se lancer avec un acolyte dans une tentative de rejoindre le pôle à ski — au risque que cette nouvelle bravade ne le fasse pour de bon tomber du monde vers l'ultime banquet offert aux marins perdus par des cormorans dans la légende qui clôt la pièce.

Je me demande : qu'aurions-nous pu commencer à voir, et quels rythmes à entendre, si nous étions restés en compagnie d'un bateau vide, laissé seul à sa dérive, enserré par les glaces ?

Arnaud Timmermans

Fable et dérives



Au départ, Tomber du monde est drapé d’une forme de douceur par laquelle on se laisserait bien anesthésier. La scénographie est d’une beauté hypnotique, comme suspendue, qui m’a ramenée à mes premiers émerveillements théâtraux d’enfant. Tout réside dans la délicatesse, la pièce nous semble murmurée, les décors chuchotent: tant la lumière des astres que la dérive de la banquise.

Pour l’enfant que j’étais, la magie d’un spectacle tenait à sa capacité à sans cesse me surprendre, en allant plus loin dans l’effet spectaculaire- fut-il dans les petites choses- et l’ingéniosité. Était spectaculaire, toute brèche faite à la réalité pour déployer les miracles de l’imaginaire.

L’adulte que je suis s’est agitée au bout d’un moment devant la pièce de Camille Panza, cherchant l’histoire, le récit à tout prix, cherchant à déballer l’enveloppe d’une scénographie magistrale: que veut-on me raconter?

Camille Panza fait le choix de faire ressentir plutôt que d’exprimer, les comédien.ne.s parlent peu, tout au plus avons-nous droit à quelques mots et des onomatopées. Le silence laisse place à un conte visuel qui revient sur les errances de l’équipage du Fram, dirigé par l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen. Une routine, ponctuée d’accidents des corps souples qui tiennent en cabine. Ça me rappelle la pandémie, l’espace réduit où le corps doit se créer de nouvelles habitudes et où toute perturbation d’une routine bien rodée, devient un événement.

Tomber du monde est une proposition à laquelle j’ai eu du mal à adhérer. La magie du départ a laissé place à ma propre dérive. J’ai fini par me demander quelle était la fonction du théâtre et des institutions qui hébergent les créations diverses.

Prise dans un engouement pour des récits nouveaux et des pièces qui malmènent les codes, j’étais biaisée par l’idée d’urgence et de nécessité. J’attends qu’on s’empare de la scène pour la faire flamber, pour nous bousculer un peu, pour nous tirer ailleurs car ma façon de rêver, adossée au contexte du monde, c’est d’entendre des histoires qui nous poussent à être ensemble autrement.

Des monologues parlés, dansés, performés sur le trop-plein, des poésies criées et mutines pour sauver le commun. Des propositions dérangées ou tendres mais pas sages, qui bouleversent.

Je pourrais regarder Tomber du Monde et penser à celui qu’on embrase mais j’ai pensé à une forme de nostalgie occidentale, qui dérive, tournée sur elle-même et son rayonnement passé, quand l’Europe s’inventait. J’ai vu l’errance d’une civilisation essoufflée, qui aurait tant de choses à dire encore mais répète sans cesse les mêmes histoires.

Le lyrisme des étoiles qui semblent tomber aurait pu m’interpeller sur l’urgence de sauver nos cieux mais la monotonie s’est installée et je me suis détachée du bateau sur scène.

Alors, de quoi s’agissait-il? d’un ode ou d’un requiem? de figer déjà dans l’art, ce qui disparaît toujours un peu plus? J’ai pensé au film Limites de Simon de Diesbach, qui avait digitalisé la forêt où il avait l’habitude de courir puisque des travaux allaient la faire disparaître.

S’agissait-il ici de sauver des sensations comme dans un laboratoire archivant toutes les graines du monde pour qu’on puisse les replanter si un jour tout brûlait? s’agissait-il d’un cadeau ramené comme un coquillage pour qu’on ait dans les oreilles, un peu de ce vent du Nord qui muse; s’agissait-il plutôt de rêver ensemble, dans une bulle extraite du monde?

S’agissait-il d’une déchéance des anges, arrivés avant la fin du monde?

Est-ce important? Faut-il du contenu à tout prix? Faut-il toujours avoir compris? ne pourrait-on pas juste se laisser faire, touchés à d’autres endroits que l’esprit? Touchés simplement aux yeux, par exemple, retenus par un magnétisme qui ne s’adresse qu’au regard et nous fait délirer sur l’odeur du froid et la musique de cristaux de glace?

Je ne sais pas mais je suis sortie sans tout à fait avoir saisi la balle qu’on m’envoyait, je suis restée spectatrice, voguant dans mes propres pensées, assez vite déconnectée de l’équipage sur scène; excommuniée de l’extase des rangées derrière moi. Regrettant que la profonde poésie de l'oeuvre n’ait pas su m’envoler mais je pense que parfois, il faut pouvoir accepter sa perplexité.

 

Raïssa Alingabo Yowali M'bilo


Zoo Zoom

Ce matin là, le jour de la représentation de Tomber du Monde aux Halles de Schaerbeek, j'étais arrivée habillée au travail avec un pantalon blanc en velours côtelé et un haut rouge.
Un haut rouge pétant.
Avec une capuche entourée de fourrure.
Ma collègue m'a dit :
oh ça te va trop bien tu ressembles à une exploratrice polaire.

Tout cela est vrai.
Est venu Jean le Peltier.
Un metteur en scène qui travaillait dans les même espaces.
Il m'a dit :
Tiens, j'ai le même haut que toi. C'était le costume de Zoo.

Zoo est l'une de ses pièces.
Nos tenues venaient de la même friperie. Une friperie qui vend des vêtements « explorateur.ice polaire » qui ont dérivé jusqu'à Bruxelles.
Nos tenues étaient de la même couleur que celles portées par l'équipe de Ersatz au plateau.
En me documentant sur le spectacle, je lis plusieurs fois que Nansen, le personnage qui a inspiré le spectacle, a oeuvré pour le développement de tenues adéquates pour les pérégrinations polaires.

 

Et puis.
Un oiseau, cormoran regarde des humains sur la banquise.
Iel observe et dicte à son magnétophone Zoom.

Les humains naissent sans pelage ou plumage.
Iels se fabriquent des toisons en fonction du contexte.
Iels s'adaptent au paysage selon une grammaire colorie-codée.
Iels se servent aussi des toisons pour s'échanger des informations d'ordre érotique.

« Venez, escaladez l'échelle, entrez tous.
Asseyez vous.
Nous étions pauvres
pauvres pauvres

Arrivant dans ce monde par le plus pauvre lieu,
où la masse de l'eau s'assécha pour nous laisser passer » Poème Sioux in les Techniciens du Sacré de Jérôme Rotherberg.

Nous n'étions pas pauvre pauvres pauvres
arrivant dans ce monde en copiant la glace
dans un navire qui imite la dérive des igloos.

Nous avions chaud chaud chaud
abrités par des pulls et des vêtements techniques
par des laines étudiées pour les missions arctiques.

Les jours passent
L'un de nous devient le semblable des oiseaux.
C'est Fridtjof Nansen, le grand explorateur polaire.
Il est invité à leur table parce qu'il est tombé de la terre.
Sûrement il est vraiment tombé. Comme le FRAM, son navire en bois spécialement étudié pour ne pas être brisé par la glace dérivait à sa façon, Nansen est parti en traîneau avec un co-équipier pour mener les explorations et les mesures. Tout l'équipement, des vêtements aux sacs de couchage en passant par les traîneaux et les kayaks avait été dessiné et cousu pour l'occasion, en partie par Nansen himself.
Ils ont survécu en mangeant du morse.
Ils ont vécu dans une cabane en terre et mousse.

Cela a duré presque deux ans ans. Dans la neige. Alors oui, sûrement, tombé de la terre et oui, invité des oiseaux et oui initié à quelque chose.
Quand on marche, quand on se promène, on est dans le paysage. On est le paysage.
Contrairement au spectacle, on est complètement libre de laisser ses pieds, son regard et ses oreilles aller.

J'imagine que Nansen a largué les amarres. A un moment donné, il a quitté le navire et s'est installé dans un temps autre que celui de l'équipe et de son rythme.

Ici, aux Halles de Schaerbeek, dans ce spectacle quasi en silence,  Ersatz s'est débrouillé pour qu'on regarde non pas seulement la glace imaginaire mais le théâtre craquer comme un gros navire qui dérive.
Le paysage est le théâtre en train de craquer, je veux dire : « faire des petits craquements ».
Le petit craquement des décors, des pas, des sièges de gradins, des rideaux.
C'est ici que nous nous tenons.
C'est cela que nous regardons en même temps que cette pièce très douce. Nous regardons la pièce très douce : presque un spectacle pour l'enfant qui raconte une expédition polaire et en même temps nous regardons le paysage du théâtre. Oui le théâtre est un paysage comme un autre avec sa matérialité, sa couleur et ses dimensions cachées.
Nous sommes un peu comme un promeneur.se.
Nous sommes un peu comme Nansen qui lâche le bateau pour être dans le paysage.

 

Étage 34

 

Je suis tellement tombée que je ne regarde plus la pièce mais les ficelles de la pièce.
Je regarde les ficelles qui agitent les nuages méduses.
Puis je deviens la ficelle.
Puis je deviens mon fauteuil thermomoulé en plastique gris.
Je suis thermomoulée en plastique grise.
Puis mon genou.
Mon genou contre celui de ma voisine
Je suis le genou de la voisine.
Je suis recouvert de velours côtelé, le sien et le mien.

Enfermée dans une lanterne magique avec une petite lanterne magique enfermée dans...

Quand les humains veulent reprendre les mesures
Reprendre leur mesures
Reprendre leurs souffles
Et puis corriger ensemble les mesures (au monde)
Ils partagent les souffles en allant là
dans une boîte noire.

Ils font cela pour se ressaisir.
Pour
Migrer.
Ils s'alignent en lignes droites après s'être rassemblées pour un dernier petit verre dans une sorte de sas
puis, en salle,
s'alignent et s'envolent.

Et maintenant, les documents.

Je me dis que comme lui, comme Fridtjof Nansen, Camille Panza voudrait nous faire basculer. En micro-agissant sur nos perceptions. C'est une reprogrammation neuronale.  En sortant de la salle, nous serons un peu plus attentif.ves à la lenteur. Nous nous souviendrons des promesses délirantes que nous nous sommes faites pendant le confinement. Et nous les mettrons véritablement en œuvre. Ralentir, regarder trop longtemps quelque chose pour la première fois, tomber du monde, faire tomber ce monde là.

Mais il n'y a pas que cela.
Il y a un truc incroyable caché sous le sucre glace du spectacle.

Oui, nous aimerions que quelque chose change : niveau frontière, niveau mesure, niveau mesures au monde et partage des souffles.

Je dis NOUS et j'assume. Je ne sais pas qui est ce Nous.
Je pense à une communauté d'espérance.

Dans ce monde qui compte,
Ne plus compter.
Ne plus séparer.
Etre liés.ées autrement.
D'où les spectacles promenades comme celui de Camille Panza.

 

Je dis comme lui car à la faveur d'une rencontre fortuite avec Emmanuelle Nizou, coordinatrice artistique à La Belonne, à la piscine Victor Boin, le lendemain du spectacle, j'apprends que Fridtjof Nansen avait crée un passeport spécial pour les apatrides.
Il voulait très fort raccourcir notre distance au monde.

 

Et je me demande bien si d'une certaine façon le spectacle ne parle pas de cette histoire de laisser-paisser/laisser s'installer... s'il n'en parle pas sans en parler.

Si le spectacle en parle sans en parler, comment fait-il ?

En créant cette expérience de perception modifiée ?
En me transformant en mon fauteuil ?
Parce que s'installer dans un fauteuil le mercredi soir, à côté de Florent Delval, mon binôme dans cette Salve que je rencontre quasi pour la première fois, c'est « changer de place » ?

 

Est-ce que j'aime le théâtre parce que j'ai grandi, moi-même, entre deux cultures et dans les histoires ?
Dans un entre-deux ?
Dans une langue « refuge » le français et dans une autre langue, celle d'un pays où nous n'avions plus le droit de retourner ?
Est-ce que je n'ai pas grandi un peu aussi « tombée » de quelque part ?
« Déchue » de quelque chose, d'une réalité territoriale à jamais absente et pour toujours seulement « racontée » ?
Est-ce que le théâtre n'a pas un peu à voir avec la liberté de circuler ? Avec la possibilité reposante de vivre dans espaces et territoires contrôlés par une toute petite communauté autonome qui se renouvelle à chaque proposition ?

J'aimerais imaginer qu'il y a des espaces de trêve. Des espaces de droit alternatifs qui défient les limites du droit.
Des espaces de BIENVENUE où nous sommes à égalité. Je rêve et je ne rêve pas que le théâtre en soit.

Je me dis que ce spectacle Tomber du Monde pourrait être un endroit de trêve. Par son infinie douceur. Par son côté relax. Parce que la musique est magnifique. Parce que les comédiens.nes ici présents ont tous les corps, tous les âges..
Parce qu'il y a un papa sur scène (ohhh comme j'aimerais qu'on applaudisse mes petits parents).

 

Dérive documentaire

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1Né en 1861, Fridtjof Nansen était un scientifique norvégien (notamment un célèbre explorateur polaire), avant de devenir diplomate et homme d’État ; il fut surtout, sa vie durant, un humaniste conséquent.
2En 1920, le gouvernement norvégien le nomme président de la délégation norvégienne auprès de la Société des Nations (SDN, ancêtre des Nations unies basée à Genève), ce qu’il restera jusqu’à sa mort en 1930. La SDN le charge aussitôt de la première mission humanitaire d’envergure qu’elle met sur pied : le rapatriement de 450 000 prisonniers de guerre. En 1921, il devient ainsi le premier « Haut-Commissaire pour les réfugiés » de la SDN. La question la plus brûlante est alors celle des réfugiés de l’ancien Empire russe fuyant la révolution d’Octobre, car un décret soviétique du 15 décembre 1922 a révoqué la nationalité de tous les émigrés qui sont donc devenus apatrides.
3Or le système international des passeports apparu à la suite de la Première Guerre mondiale assujettit tout déplacement d’un État à un autre à la détention de titres internationalement reconnus délivrés par les gouvernements. Nansen, qui doit rapatrier des centaines de milliers de réfugiés, cherche donc à leur faire obtenir autant un statut juridique protecteur que l’autonomie de subsistance. Car il a été le premier à comprendre que l’un des principaux problèmes très concrets des réfugiés était l’absence de documents d’identité internationalement valides, ce qui faisait notamment obstacle au dépôt des demandes d’asile.
4Sa réponse sera le « passeport Nansen », premier instrument juridique de protection internationale des réfugiés. Ce « passeport Nansen » est un document d’identité, rédigé en français et dans la langue du pays d’accueil, qui a été reconnu dès 1924 par 38 États (dont la France), permettant aux réfugiés apatrides de passer les frontières. Imaginé en 1921, il a été créé comme certificat d’identité et de voyage le 5 juillet 1922 par la conférence internationale de Genève grâce à Nansen qui créa « l’Office international Nansen pour les réfugiés ».
5La Croix-Rouge internationale et plusieurs États ont également demandé à Fridtjof Nansen d’organiser un programme d’aide pour des millions de victimes de la famine russe des années 1921 et 1922. Nansen obtint alors le prix Nobel de la paix en 1922, et utilisa l’argent du Prix pour financer une aide humanitaire à l’Ukraine. L’Office international Nansen pour les réfugiés a lui aussi reçu ce Prix Nobel de la paix en 1938.
6Nansen a aussi participé à la négociation du Traité de Lausanne de 1923 entre les gouvernements grec et turc. Ce Traité étant revenu notamment sur l’indépendance de l’Arménie « ex-ottomane » (dans le nord-est de la Turquie actuelle) qui avait été reconnue en 1920 par le Traité de Sèvres, Nansen, après avoir essayé de contribuer à la recherche d’une solution à la crise arménienne, a étendu le bénéfice du « passeport Nansen » aux réfugiés arméniens (survivants du génocide). Il fit de même pour les autres victimes de l’abandon du Traité de Sèvres qu’étaient les Assyro-Chaldéens, en 1928.
7Le statut définitif du « passeport Nansen » a été fixé par la Convention de Genève du 28 octobre 1933. Au total, entre les deux guerres mondiales près de 450 000 passeports Nansen ont été octroyés (par exemple à Vladimir Nabokov, qui en fait état dans son autobiographie « Autres rivages »).
8Après la Deuxième Guerre mondiale, la dénomination de « passeport Nansen » a été officiellement remplacée par celle de « Titre de voyage », mais elle a continué à être employée dans le langage administratif courant. Comme un hommage certes, mais aussi comme une trace d’un temps où la protection des réfugiés n’était pas un sujet secondaire dans le « concert des nations ».


https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2016-3-page-48.htm
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////Ce document est délivré à une réfugiée russe, Véra Makarova, et sa fille leur permettant ainsi de s'installer à Paris. Véra Makarova devient une figure de la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale sous le nom de Véra Obolensky.
Je vous conseille de lire sa page. C'était une très grande héroïne.
https://en.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9ra_Obolensky

 



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Ils ont aussi eu un passeport Nansen :
Sergueï Vassilievitch Rachmaninov
La ballerine Anna Matveïevna Pavlovn Pavlova
La poétesse Zuzanna Ginczanka
Igor Fiodorovitch Stravinsky
Marc Chagall
Vladimir Vladimirovitch Nabokov et sa sœur Héléna Nabokov
Robert Capa
Aristote Socrate Onassis

 

Mais il y a aussi eu beaucoup de menchéviks et d'arméniens.nes et de paysans.nes affamées qui ont eu des papiers et qui ont pu trouver du travail dans un nouveau pays, comme par exemple :
Les parents de Serge Gainsbourg
Les parents de Charles Aznavour

 


////Les bateaux des philosophes (russe : Философский пароход) sont les navires par lesquels, en 1922, le pouvoir expulsa de la Russie soviétique plusieurs centaines d'intellectuels.  En 1922, juste avant la création de l'Union des républiques socialistes soviétiques, plutôt que de les exécuter, Lénine décide d'expulser des membres de l'intelligentsia russe opposés au pouvoir bolchevik. Pour Léon Trotski, « Il n’y avait pas de prétexte pour fusiller ces personnes, mais il n’était plus possible de les supporter1... »////

////Pendant ce temps là, en Belgique. Adrien Victor Joseph, baron de Gerlache de Gomery, né à Hasselt le 2 août 1866 et mort à Bruxelles le 4 décembre 1934, est un navigateur et explorateur polaire belge. ////

////L’aurore polaire, pour désigner celle que l’on peut apercevoir dans l’hémisphère Nord. Dans l’hémisphère sud, l’aurore polaire s’appelle aurore australe. Des voiles de multiples couleurs, mais à prédominance verte, dansent dans le ciel à la nuit tombée. Ce phénomène lumineux fantasmatique est provoqué par une perturbation du champ magnétique terrestre par le vent solaire. Il est difficile de prédire leur arrivée. ////

Haaaa. Il y en a dans le spectacle. C'est çaaaa. Je n'avais pas compris. Parce que je n'en avais jamais vues. Je crois qu'elles sont en tissu dans le spectacle. Je les avais prises pour des Méduses. N'importe quoi.

Pour un petit tour en Bateau,pour poursuivre le dialogue avec l'oeuvre Tomber du Monde, pour des vacances sur les traces de Nansen: ici.

https://lesmondespolaires.ch/qui-sommes-nous/
https://lesmondespolaires.ch/selection-de-bateaux/
Genève – Lausanne|+ 41 22 552 40 69|info@lesmondespolaires.ch

Les Mondes Polaires : agence de voyage. Expéditions et circuits en arctique et antarctique.


 

 

/////Difficile de passer par Oslo et de ne pas faire un tour au musée du bateau d’exploration polaire le « Fram ».

 

Ce bateau construit à la fin du XIXème siècle avait été commandé par l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen. Il était conçu pour se faire prendre dans la banquise et dériver avec elle. Pour cela il disposait de diverses améliorations telles qu’une coque de 70 à 80 centimètres de bois de chêne (initialement destiné à l’armée norvégienne), d’une proue renforcée et d’un gouvernail et d’une hélice escamotables.
Ce musée sous la forme d’un hangar dans le style tente canadienne abrite le bateau dans une ambiance sombre et glaciale (difficile pour les photos). A l’entrée du musée on peut observer l’immense proue du bateau en cale sèche. Une exposition autour de l’impressionnante coque relate des différentes expéditions dont les deux premières se sont déroulées au pôle Nord et la suivante plus tragique au pôle Sud. On accède au pont supérieur par une passerelle et l’on peut visiter l’ensemble des ponts et cales du bateau. La visite est fascinante et on peut y voir les différentes petites cabines, les cuisines, la cabine du médecin. L’ameublement y est sommaire mais la visite n’en est pas moins fascinante. On y voit également la salle des machines.
Un restaurant permet de se restaurer et quelques animations dans une chambre froide à -20 °C sont aussi de la partie.
à ne surtout pas rater ….
Prix (2013) : 80 Nok (~10 € 2013)
Temps de visite : ~ 1:30 – 2:00
Site : http://www.frammuseum.no/
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Je me demande si Camille Panza y est allée ?

Anna Czapski


Tomber... du monde

Je me suis retrouvé là, là où les visuels voulaient transporter nos imaginations vers l’inconnu.

Les corps se croisaient, traversant cet espace réduit, rongés par la routine, geste répétitif, sans surprise ni rebondissement.

Ces explorateurs polaires, alliant la beauté des yeux à la simplicité de leur quotidien.

Après quelques minutes, on réalise qu’on est abandonné au silence contraint de voir sans entendre, limitant nos sens.

La pièce est inspirée d’une histoire ou plutôt du ressenti qu’ils en ont, nous plongeant dans une expérience, perplexe, avec des scènes lente, dans une cabine de bateau. Suspendu au moindre mouvement de ce bateau.

Les images qu'ils donnent à voir, les émotions qu'ils procurent, les artistes peuvent non seulement contribuer à produire des idées et des valeurs en phase avec l'urgence écologique, mais surtout, ils ont le pouvoir d'agir sur nos sensibilités et nos représentations renouvelant nos imaginaires.

Un monde muet nous rappelant la responsabilité humaine envers l'environnement qui désigne, non pas seulement les espaces sauvages ou naturels, mais tous les milieux de vie.

Ces artistes de la scène s'emparent de problématiques écologiques à leur manière.

Découvrir… Regarder … Imaginer

Je me suis vu, mise au défi de tracer des ponts entre le réel et l’imaginaire, guidé par cet iceberg.

Voir ces images, petites et grandes, circuler toutes ensemble, puis séparément sur la scène.

Se laisser guider, se laisser porter par ce spectacle est une chose que je ne suis pas arrivé à faire, je me suis sentie coincée, inapte à comprendre, ressentir, m’ouvrir, être vulnérable.

Je pense que pour pouvoir apprécier ce travail, il faut s’autoriser à ne pas tout savoir, ne pas tout comprendre… Être patient.e.

J’étais dans l’attente de quelque chose qui n’est jamais arrivé.

Marie Paule Mugeni