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La Grande Nymphe

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La Grande Nymphe Lara Barsacq

juin 23










Un projet de : Lara Barsacq
Création et interprétation : Marta Capaccioli, Lara Barsacq, Cate Hortl, Léonore Frommlet, Wanying Emilie Koang, Alyssia Hondekijn
Musique originale : Cate Hortl
Scénographie et costumes : Sofie Durnez
Création lumières : Estelle Gautier
Conseils artistiques : Gaël Santisteva
Vidéo : Gaël Santisteva, Lara Barsacq
Animation vidéo : Katia Lecomte Mirsky
Musique : Claude Debussy
Régie générale : Emma Laroche
Régie son : Sammy Bichon
Administration et production : Myriam Chekhemani
Communication et diffusion : Quentin Legrand / Rue Branly
Production : Gilbert & Stock Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Charleroi danse - Centre Chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Théâtre de Liège, Les Brigittines, CCN de Caen en Normandie, CCN2 - Centre Chorégraphique National de Grenoble dans le cadre de l’Accueil-studio
Résidences de création : Charleroi danse, Grand Studio, Les Brigittines, CCN de Caen en Normandie, CCN2 - Centre Chorégraphique National de Grenoble
Avec le soutien de : la Fédération Wallonie-Bruxelles - Service de la danse
Performances à Bruxelles avec le soutien de l’Institut Français et l’Ambassade de France en Belgique, dans le cadre d’EXTRA
Avec l’aimable participation de Madame Coralie Cadène, responsable du patrimoine costume de l’Opéra national de Paris Remerciements : Astrid Vansteenkiste, Soledad Ballvé, Marion Sage, Sue-Yeon Youn, Marceline Bosquillon, Ivan-Vincent Massey, Benoit Pelé, Heide Vanderieck, Stéphane Barsacq, Julien Fournier, Soline Poteau, Jules Fournier, Belinda Mathieu, Erwan Ha Kyoon Larcher, Les Halles de Schaerbeek, Simon Thierrée, Fabienne Aucant, Daniel Blanga Gubbay, Frédéric Jamagne, Philippe de Lustrac, Erwan Hakyoon Larcher, Stanislav Dobak.
















Dans la mythologie, la Nymphe est un corps charnel qui, de disparitions en réapparitions, incarne le rythme du désir érotique. Debussy lui a consacré le Prélude à l’après-midi d’un faune (1894), célèbre composition inspirée d’un poème de Mallarmé. Il y reconstitue musicalement – plus qu’il ne raconte – un après-midi lascif et sensuel. Son interprétation par Nijinski marquera l’histoire de la danse. Un siècle plus tard, la chorégraphe et danseuse Lara Barsacq se réapproprie l’image de la Nymphe entretenue depuis toujours par les hommes. Dans son travail, Barsacq traverse l’histoire de la danse, guidée par des considérations autobiographiques, féministes ou queers. Après avoir créé une trilogie autobiographique sur les Ballets russes, elle est présentée pour la première fois au festival. Accompagnée d’une interprète, elle décompose l’érotisation du corps par la danse, la parole et le mouvement. Elles créent ainsi un hymne au pouvoir libérateur de la danse, hors de toute conception figée de la sexualité. Elles dansent dans une explosion de sons et dans une décomposition électronique du Prélude, qui laissent ensuite la place à une interprétation de la composition par un ensemble classique. Une lutte sensuelle avec la tradition visant à faire émerger une nouvelle imagerie érotique.

Ça donne envie que la vie ait des yeux

Elles sont deux. Au début ça fait peur, elles prennent des poses de sexe. Le décor, un peu paillette, n’est pas luxueux. Il y a des poils sur leurs peaux, quand leurs bras disent bonjour. Miam, ça fait penser à de la sueur.


En fait elles sont trois. Avec une musicienne, elles se souviennent d’une chorégraphie mythique. Dans un lieu mythique. Avec un danseur mythique, presqu’un dieu. Vaslav, il y a un siècle, son sublime sautait. Presque sans retomber. Aujourd’hui c’est plus pareil. On attend que le siècle s’écroule.


L’histoire parle de nymphes. L’une d’elles va être mangée par un demi-bouc. Les dieux, leurs sexes violent. Comment faire sentir ça ? Le froid d’un feu qui arrive ? Une nymphe qui voudrait se transformer en algues, pour lui pénétrer la gorge ? Une projection montre les danseuses sans voile. Elles font corps. Une jambe sur un genou, un poignet sur une paume. Elles ne se quittent plus, elles font lianes.


Quand elles se déroulent, leurs oreilles se dressent, aux aguets. Pour sauter comme le danseur mythique, mais sans s’écrouler, elles ont appris à patiner. Elles glissent comme au dix-neuvième siècle, mais sans déformer leurs pieds. Finie la torture, basta le marbre. Elles tournent à roulettes. Recherchent la légèreté du mythique. Et pourtant. Elles se moquent des statues. Leurs doigts papillonnent. Titillent l’air. Comme on titillerait des pistils.


Ce geste, j’imagine que c’est un talisman. L’une des mille et une nuits. Il repousse le demi-bouc. Sa terreur qui restera immobile. Statufiée. Car rien n’atteindra le lac où, nus, les doigts titillent le vide. Les nymphes, elles, continueront de gober. La cascade. Remuantes comme des truites.


Ce geste, ce matin, je l’ai imité au café. Ça a fait rire la personne en face. Il faut prendre la pose. Comme une statue qui va rire. Et vite, remuer des doigts. Hop, ils sont ici, tout de suite là. Tilililili. L’air s’échauffe.


Tout paraît simple. Pour les danseuses. Qui aiment danser. D’autres musiciens viennent. En demi-cercle, leurs notes montent en bouquet. Qu’elle est belle, cette musique. Ça donne envie que la vie ait des yeux. D’aller sur le canal, pour rencontrer des cheveux. Ce siècle est si beau. Des roses sont montées à trois mètres, derrière le mur d’un jardin. Il fait chaud. Ce siècle est si laid. L’hiver, on dirait une légende. La violence est sur des trottinettes.


Merci mesdames. Pour vos mains. C’est un dessin inspiré par votre titillement. J’aurais aimé le dessiner vite, comme un papillon. Mais des ailes, ça ne tient pas de crayon. J’ai peur que ce soit un peu gris. Je crois que je vais passer à la couleur. Dessiner une mandarine sur une mandarine, bientôt. Deux ronds oranges. Avant, je pensais qu’il fallait être intelligent. Dire oui ou non, si on écrivait. Maintenant tant pis, tant mieux. Je ne veux pas de mots de statue, figés. Qui font mal.


Jérôme Poloczek

Écrit après avoir assisté à 'La Grande Nymphe' de Lara Barsacq, elle-même inspirée par 'L’après-midi d’un faune' de Vaslav Nijinski.

La Grande Nymphe - Paillettes et liberté

Si La Grande Nymphe de Laura Barsacq était une peinture, elle aurait probablement toute la gamme chromatique de couleurs fauves : chaudes, électriques, audacieuses. Pourquoi pas Luxe, calme et volupté ? dans ce que le tableau de Matisse renvoie de ces femmes qui se reposent, prennent du temps entre elles dans ces heures qui flottent, lascives et pleines de légèreté. Comme sur cette berge, La Grande Nymphe est transcendée par la sororité.

C’est un peu ça que j’ai reçu : un moment de vagues et de tendresse. J’y suis pourtant restée étrangère mais pas à distance inconfortable : je me sentais comme une personne à qui on montre des photos de vacances avec beaucoup d’enthousiasme et que la joie des autres, la joie qui traîne sur les détails du cliché, devient contagieuse : une orange abandonnée ici, un corps surpris en pleine sieste là, un rire capturé qui était si puissant qu'il résonne encore. On se réjouit pour eux et du fait que des photos aient le même pouvoir d’une exhalaison, capables de provoquer à nouveau un bonheur passé.

Tout dans l'œuvre de Laura Barsacq reflète le mouvement, quelque chose qui s’étire entre grands bouleversements et la quiétude de quelques répits, entre la montée quatre à quatre d’un désir et son évanouissement (épanouissement ?). La musique électronique de Cate Hortl librement inspirée du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, les costumes scintillants, pailletés ; les références en feux d’artifices comme autant d’hommages ou de pensées pour- à Debussy, Virginia Woolf, Nijinski et tant d’autres ; tout ça, tout ça, respire une forme d’éclosion. L’éclosion du corps qui dit en verbes ou en pas, parle de ses désirs, partage des riens, dessine ses libertés au bout de gestuelles maîtrisées, presque athlétiques et de parades à roller faisant de la scène un espace de tous les possibles, de jeux et de cadeaux. Cette pièce me rappelle à quel point prendre l'espace même en faisant simplement beaucoup de bruit, est politique à bien des égards.

Malgré toutes les références aux artistes masculins, cet objet multiple et sensoriel, à la fois visuel et musical, coloré et un brin mélancolique (comme drapé par un nuage gris qui plane sur une après-midi douce) est éminemment féministe et affranchi. C’est aussi une capsule spatio-temporelle. Le personnage central, celle qui inspire l’œuvre, la suscite, la provoque, n’est autre qu’une Nymphe. Les Nymphes, entre autres Daphné et Calypso, sont ces êtres mythologiques ayant conservé encore bien des mystères, laissant comme trace l’écho de leur sensualité et comme comète, l’érotisme.

Souffles, soupirs, fuites.

On s’intéresse au désir de cette nymphe qui tente d’échapper aux assauts d’un faune : que ressent-elle, que veut-elle ? - Elle est incarnée, elle est cet être qui ressent. Elle n’est plus cette proie-objet à laquelle on n’aurait pas accès, ni ce corps-écran support du désir de l’autre et effacé par lui, qui serait là sans exister, qu’on verrait sans reconnaître. Le mystère qu'elle conserve n'est plus celui qu'on lui impose en l'assignant au silence.

Moment de fusions et effusions. Moment de douceur comme une légère pluie, La Grande Nymphe est une œuvre qui se déplie et se déploie en plusieurs tableaux. Nous transportant même à travers les sons de flûte de l’orchestre qui conclut ce moment, jusque dans l’imaginaire d’un bois aux arbres humides. Les genres se mêlent dans une transe qui nous invite aussi, de la moiteur des beats électroniques à la fraîcheur apaisante d’un Prélude bucolique.


Raïssa Alingabo Yowali M'bilo

The empty fields (Lara Barsacq, La Grande Nymphe)

“I need solitude. I need space. I need air. I need the empty fields round me; and my legs pounding along roads; and sleep; and animal existence.”

— Virginia Woolf, Journal

La pièce s'ouvre sur une vidéo projetée en fond de scène, dans des dimensions modestes : elle ne prend pas toute la surface du mur et, si je me souviens bien, elle n'est pas non plus positionnée au centre. Sur les images, on voit Lara Barsacq s'essayer à ses premiers pas sur des rollers quad, devant la pyramide du Louvre. Nous expliquer pourquoi on est là, devant le Louvre, ce qu'elle va essayer de faire comme spectacle, et qu’elle a peur de ne pas réussir à être assez à l’aise sur ses patins pour la première du spectacle, dans neuf mois.

Je me suis pas mal interrogé, ces dernières semaines, sur La Grande Nymphe, sur ce qu’aura laissé en moi, une fois les premières impressions passées, ce spectacle en kaléidoscope où se recombinent, comme au gré des rotations du tube, tant d’éléments aux formes et aux colorations si diverses : vlogging, chanson, moments d’explication au public, moments dansés, vidéo reportage, musique électro-pop, session de roller quad, tableaux vivants filmés, et quelques autres encore jusqu’à leur aboutissement dans ce solo final sur la musique de Debussy, jouée live par un très beau trio harpe-violoncelle-flûte.

Ce n’est pas tant la prémisse qui m’interroge, très claire d’ailleurs dès les premiers moments et déjà dans le programme de salle, à savoir de recréer-détourner le ballet ultra mythique de Nijinsky sur le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, lui-même inspiré du poème éponyme de Mallarmé, non plus pour le faune mais pour la grande nymphe. De faire de la nymphe non plus l’objet d’un désir masculin quadruplé le faune-Mallarmé-Debussy-Nijinski, mais son autrice, et par là réinventer une figure de l’érotisme féminin dans la danse. Ou en tout cas dans la danse « d’art » ou « de scène », disons, par opposition à une danse plus courante (les clubs, la danse entre ami.e.x.s ou amant.e.x.s), ou plus industrielle (les concerts r’n’b, les clips de musique).

(Tiens d’ailleurs, qu’auraient à se dire cette Grande Nymphe et Beyoncé ?)

Ce n’est pas non plus la douceur de cette subversion sans affront, de ce déplacement sans heurt, toute en fidélité dans le détournement, entre réécriture féministe et hommage à la tradition (dont Lara Barsacq est directement héritière, son arrière-grand-oncle Léon Bakst ayant probablement été celui qui inspira à Nijinski l’idée de ce ballet sur un thème antique). Elle est assez agréable et permet d’aller à l’essentiel (comment faire aujourd’hui danser les nymphes ?) sans devoir passer des heures sur une question à laquelle nous avons déjà tous.x.tes la réponse (pourquoi le ballet original est-il à ce point pétri de regard masculin ?)

Non, ce qui m’interrogeait c’est cette si grande volonté de transparence qui débouche au final sur une si belle opacité. Qu’un spectacle qui explique à ce point tout ce qu’il fait au moment où il le fait ait pu me laisser tout de même avec un tel sentiment d’inexpliqué, je trouve ça miraculeux. Par une sorte de retournement-limite du didactisme, les choses cessent d’être aussi limpides pour retrouver leur autonomie, leur obscurité de choses ; le babillage des intentions devient comme une prosodie, les paroles des chansons cessent d’alimenter un propos et redeviennent images. Sans doute faut-il pour cela y donner un peu du sien comme spectateur. Mais la danse est là pour nous y aider, et cycliquement nous en remontrer le chemin, d’une façon que si souvent j’ai oubliée devant d’autres spectacles, tout affairé que j’étais à vouloir repérer un statement, un positionnement, du langage. Alors qu’elle est justement aussi cette échappée possible vers les empty fields et l’animal existence de Woolf : un grand repos, loin des significations.


Arnaud Timmermans

La pièce est déjà commencée, tandis que la salle est encore en train de se remplir. Le public est tout à sa distraction importée du dehors. Nous sommes assis maintenant, mais nous sommes encore ailleurs. Très lentement (un temps qui me semble anormalement long), les paroles indifférenciées s’estompent et les corps s’accordent dans une unique direction. Nous sommes prêt·e·s à recevoir, à accueillir. Nous sommes présent·e·s dans le même espace, en même temps.

Cependant, elle était déjà là. Depuis le début et même avant que les portes ne s’ouvrent. Elle était là pendant toute la pièce.

Elle, c’est une image ; l’image d’une peinture qui a traversé le temps ; la représentation d’une nymphe dans un style classique, provenant d’une époque qui s’est voulue intemporelle en s’accrochant un passé lointain et fantasmé.

La présence de cette représentation, sur laquelle mon regard s’accroche régulièrement, est pesante. Elle prend l’espace, le déséquilibre. Elle est là comme en tant que signe des représentations immuables. Nous voyons le monde à travers des signes passés que nous croyons an-historiques, sans origine. Ils sont présents dans le fond, nous offrant des cadres qu'on ne remarque plus.

Certes, la peinture est datée ; l’exécution des traits, la composition, les couleurs ne laissent pas d'ambiguïté. Mais le point de vue qu’elle offre, le regard du peintre sur la Nymphe est encore en partie le nôtre : construction de récits, naturalisation des rapport sociaux de genres... C’est un héritage dont nous essayons de nous extraire. Nous nous débattons avec, chacun·e·s d’entre nous avec une intensité différente, en fonction de notre niveau de conscience politique. Cela reste cependant une base sur laquelle nous nous tenons debout.
Pour l’anecdote, lors du bord de scène, Lara Barsacq partage avec nous un lien familial qui la rattache aux Ballets Russes, la compagnie qui a créé L’après-midi d’un faune en 1912. La question de l’héritage culturel est donc, depuis sa pièce IDA don’t cry me love, un moteur souterrain de ses créations. Comment penser avec les idées résiduelles qui ont construit nos bases ? Que faire des biais profondément ancrés ?

Par-delà son histoire personnelle, la question des valeurs que les passés collectifs trimballent nous encombrent toustes. Elles portent en elles une facilité intellectuelle réconfortante, où chaque chose est à sa place, où chaque rôle est déjà attribué, où les nymphes sont farouches et les faunes priapiques. Le privilège de ne pas avoir à se poser certaines questions est comme une enfance dont il faut pourtant faire le deuil à un moment en acceptant de remiser au musée des idées obsolètes.

Une autre image accompagne la première. Cette fois, il ne s’agit plus d’une copie mais d’une œuvre actuelle, aux deux sens du terme. Elle a été brodée pour le spectacle, et s’offre au regard dans sa matérialité réelle bien qu’hésitante. La scène inspirée de l’imagerie classique est en grande partie effacée, bien qu’on la devine sans problème. Cette gigantesque broderie en grande partie vierge sert aussi d’écran, pour la vidéo qui ouvre le spectacle. On y voit la chorégraphe en train d’apprendre à faire du patin à roulettes dans la cour du Louvre, devant la pyramide de verre.

Symbole viril, quasi phallique, (non loin de l'obélisque) la pyramide est l’entrée d’un temple d’artefacts glânés, volés ou usurpés qui constituent le prestige de la Nation et de la Culture. Au-dessus de ce pesant héritage, la chronographe y fait ses premiers pas d’enfant - elle s’initie maladroitement aux patins, avec le but toutefois de devenir experte, donc dans une optique de transformation, tournée vers l'avenir.

En rapprochant le musée et un chef d'œuvre de l’art chorégraphique, Lara Barsacq interroge la plasticité de certains héritages. Certains matériaux sont plus faciles à s’approprier que d’autres et le corpus chorégraphique, constamment effacé de la mémoire collective, offre peut-être plus de prises au décadrage et au changement de point de vue. C’est toute la question de cette pièce, explicitement articulée : comment adopter le point de vue de la Nymphe et non plus du Faune? Comment accepter un héritage, en refusant toutefois l’évidence d’un point de vue assimilé comme évident…

Au musée s’oppose l’archive, qui est un geste et une pratique éminemment féministe. L’archive est accessible à toustes, elle est généralement collaborative et collective. Elle n’est pas systématiquement signe d’autorité. Elle a pour vocation d’être sans cesse réinvestie. Et surtout, elle ne fait pas partie du patrimoine, c’est à dire qu’elle n’attend pas d’être validée par un consensus politique pour être jugée digne de conservation.

La fragilité et l’immatérialité du corpus historique chorégraphique est donc un formidable terrain d’expérimentation féministe, si l’on considère que le féminisme est en autre une réflexion critique et pragmatique de l’héritage culturel social, c’est-à-dire en d’autres termes de la transmission patriarcale.

Lorsque nous quittons la salle, la peinture est toujours aussi présente, inchangée ; et elle reste quand nous sommes parti·e·s.

Flo Delval

L'imagination des uns... mais surtout des autres

La scène est drapée avec des couleurs rosées qui s'étendent

La scénographie nous enveloppe

Alors que l'histoire des nymphes prend son essor.

Lara fait du roller dans vidéo en la ville, deux personnages dansent, collés l'un à l'autre,

Les compositions électro résonnent

Un travail de lenteur s'entrelace avec des moments de rapidité,

La danse et le mouvement s'enchevêtrent avec complexité.

Une infinité de gestes, un ballet complexe et infini,

Sensualité et sexualité se fondent en un mélange audacieux,

Un équilibre entre liberté et rigidité

La pièce tente de repousser ses limites, en vain

Alors que ces néonymphes occupent la scène

Elles se vengent des anciennes nymphes, oubliées dans le temps,

Dont le désir était autrefois ignoré, inaperçu, pourtant si ardent.

Mais voici la grande nymphe

Répétant des gestes redondants

Au-delà des mots, des mouvements

La critique se tisse, mais je ne me m’épanouis pas

La grande nymphe ne m’emporte pas

Dans une expérience théâtrale qui ne laisse pas de doute, tel des énigmes vivantes

Figures emblématiques de l'antique Grèce, elles s'assoient,

En harmonie avec la nature, les sources et les bois enchantés,

Ces divines créatures, par les dieux elles furent créées.

Elles arborent des pouvoirs surnaturels

Leur lien étroit avec l'environnement est profond,

Une connexion mystique

Leurs danses célestes éveillent la jalousie et les murmures.

Des histoires d'amour et de drame naissent de leurs rituels.

Immortelles créatures, éternellement envoûtantes,

Elles incarnent l'essence de la nature, de sa magie,

Aujourd'hui, elles demeurent sources d'inspiration,

Leur mystère persiste, alimentant l’imagination des uns… mais surtout des autres


Marie Paule Mugeni

L'histoire racontée par des femmes

Blague.....

J’étais habillée en tenue de camouflage moulante et brillante et nul ne pouvait dire si c’était feuilles ou écailles. J’avais une serpillère sur la tête, ses franges en coton vertes me frôlaient les épaules et comme je ne joue rien à vent, j’avais des simples grelots de glands au poignet filiforme.

Je jouais à la satyre et à la nymphe en même temps.

Me dissimulant derrière les troncs abris rugueux des chênes que de jeunes becs cognaient ou me laissant glisser comme au pole dance contre l’écorce plus lisse des charmes tendres et veineux. Je filais des joggeurs.euses innocents.es  de mon appétit, j’étais idolâtre de la mousse sophistiquée de leurs baskets en pétrochim aéré. Je posais mes pieds nus tout contre les empreintes de ces petits bonds réguliers et je m’amusais à les défaire puis à les imiter. Soudain, ondoya une présence animale au repos et je me ruais sur l’un d’entre eux que j’avais pris pour cible et le plaquais dans le tapis crépitant des feuilles mortes. Mes doigts s’enchaînant aux fils de son casque que je tirais avec vigueur pour lui rire à l’oreille. Cate Hortl s’en enfuyait et me tamponnait le front.

Mais la proie ingrate se délivre et je reste honteuse et ivre de mon ardeur. Boudeuse, j’en pleure. Mais au-dessus de moi des hélices palpitent. Le parasol des feuilles tremble et clignote sur tout mon corps allongé.

Les arbres me regardent. Je ne suis pas vilaine. Seulement déboussolée. Je m’abandonne lascive et calme sous la boule à facette verte et or sans électricité. Sous la boule à facette pure. Les ombres et les rayons me touchent toutes les écailles et toutes les feuilles. Et le vent vient aussi et je frissonne du baiser offert du soleil et des arbres à mon cou.

..........

La grande nymphe commence.

C’est le premier spectacle de Lara que je vais voir.

Je ne sais rien.

Je ne sais pas qui est Claude Debussy.

Je ne sais pas qui est Serge Diaghilev.

Nijinsky (Vaslav). J’ai regardé 10 fois Le Sacre du Printemps la première fois que j’attendais un enfant mais c’était la version de Pina Bausch.

Je ne me souviens plus d’aucun poème de Stéphane Mallarmé.

Je ne suis pas sûre d’avoir visité le Louvre.

Mon ignorance m’hébète.

Mais Lara, la guide, est en roller et ne semble pas très bien savoir rouler. Elle apprend.

Elle apprend pour ce soir, pour la première.

Elle dit que Marta qui est l’autre interprète sait mieux, en fait mieux. Lara la guide m’accueille avec une vidéo familière et familiale filmée en vacances et un peu en vitesse dans la cour du Louvre, devant la pyramide de verre.

Elle est une jeune femme de 50 ans qui travaille et qui s’amuse.

Et puis grâce à elle, je vais tout comprendre. Je vais apprendre. Je vais comprendre l’esprit dans lequel Nijinsky a composé la pièce.

Je vais voir quelques costumes et perruques d’époque en vidéo. J’aurai des informations sur le casting initial de la pièce initiale, l’inspiration puisée dans les céramiques italiotes de l’antiquité grecque. L’archive trésor est là et ma guide en roller et short brillant la partage avec générosité.

C’est un cours magique avec des compositions électroniques, une tentative extraordinaire et réussie de lier les morts aux vivants sans gravité.

Lara a composé cette pièce avec liberté. On pourrait dire, dans la joie critique.

Elle emprunte à Vaslav les gestes stylisés, les mouvements saccadés et anguleux dans les danses. Dans la pièce initiale en 1912, il y avait un contraste entre la géométrie et les axes en lignes droites de la chorégraphie et la musique hypnotique et chuchotante. Comme si la musique venait réveiller doucement les personnages nymphes et faunes des vases qui s’animaient sans toutefois se défaire complètement des postures picturales et de leur identité d’êtres peints et figés, dans l’entre-temps du tableau et du mouvement.

Je dirais que les danses axiales et en ligne droites toute en coudes et en genoux pliés qui donnaient la sensation de personnages libres et très contraints à la fois, racontaient très bien l’empêtrement du faune sans ses songes et son over ou pan-sexualité et celui des nymphes coincées entre leur élasticité aérienne toute en voile et cheveux et leur statut de femmes objets.

Joie critique. Une distance rigolote est prise avec la pièce initiale et la figure même du faune.

Lara l’avouera plus tard à l’after talk feutré : je n’ai pas bien saisi le sens du poème de Mallarmé.

Elle s’en désintéresse alors que Debussy et Nijinski un peu moins.

Elle se détourne de cette histoire virilo-centrée de créature sylvestre condamnée à vivre dans les bois car très libidineux.

Elle se désintéresse de ce genus loci mi humain mi chèvre, qui a des oreilles pointues et velues et des jambes de caprin dont le poème décrit les désirs et les rêves dans la chaleur de l’après-midi.

Elle se questionne.

Qu’est ce qui m’excite, moi, pour de vrai ? A titre personnel, quand j’échappe à la chaîne des désirs pré-fabriqués ?

Qu’est ce qui nous excite vraiment hors du pré-fab ?

Elles, ces néonymphes sur la scène vengent les anciennes nymphes dont le désir n’était pas du tout du tout le sujet.

Elles font cela très simplement, Cate Hortl, la musicienne compositrice électro inspirée de dark, cold wave et krautrock dialogue avec Debussy et lancent des nappes à la fois club et introspectives. Des paroles s’affichent en vidéo et les nymphes chantent, invoquent Virginia Woolf et son personnage Orlando, figure annonciatrice du cyborg de Donna Haraway, femme et aussi homme à plusieurs vies discontinues qui a su jeter à la poubelles l’injonction à la linéarité droite de l’identité.

(le seul personnage féminin complexe et androgyne qui ai croisé ma petite vie de jeune fille avec Lady Oscar, quelle misère pour l’imaginaire).

Et donc elles font cela très simplement.

La musique s’arrête et elles discutent devant nous. En réflexiconfidentialité publique.

J’adore leurs réponses : je retiens celles-ci qui me touchent plus fort et caressent des douleurs-zones.

moi ce qui m’excite c’est quand on s’excuse

moi c’est quand on me dis : are you ok

et moi are you not okay ?

Ces nymphes

je veux les perpétuer dit Mallarmé au début du poème.

Je le répète encore en évoquant Cate, Lara et Marta.

Ces nymphes je veux les perpétuer.

Je m’amuse beaucoup en rentrant chez moi, à regarder les images.

Creuser, chercher d’autres archives. Je regarde Ida Rubinstein, une performeuse de génie des années 10, 20, 30 et commanditaire du Boléro de Ravel que l’histoire avait presque et notamment du fait de sa judéité et dont les photographies re-circulent grâce à Lara qui lui a consacré un opus.

Je regarde Olga Nijinski dont je ne connaissais pas l’existence et qui a chorégraphié des dizaines de ballets russes pour Diaghilev. Je frémis au récit raccourci de la biographie de Nijinski.

Mon Dieu mais je ne savais pas que Diaghilev l’avait chassé de la compagnie par jalousie. Pauvre Nijinsky génial mais nul en prod’ et en stratégie de diffusion.

Je pense aux conditions de travail des artistes à cette époque, aux relations violentes et passionnées entre interprètes et metteurs en scène et je revois ces trois femmes sur scène, flottant un siècle après dans un climat de complicité, d’ardeur et de coopération.

Je regarde des photos de Lara comme elle regardait enfant des photos d’Ida Rubinstein. Je pourrais presque l’accrocher en poster dans ma cuisine.

Je pense que je n’oublierai jamais le dernier mouvement du solo de Marta pendant le prélude cadeau que Lara nous offre et m’offre, moi qui n’y connais rien.

Elle saute sur place en levant les bras. Je sens 10 histoires palpitantes à la fois.

Elle se grandit.

Elle devient la grande nymphe.

Elle répète des gestes de gym comme une prisonnière de prison qui ne veut pas abandonner son corps et le perdre dans le système.

Elle sautille comme un enfant s’oublie dans un jeu et se transforme

Elle interprète un coït non pas horizontalement mais verticalement

quand se répète inlassablement, dans la grâce du plaisir plus que dans l’effort de l’assouvissement (des je vais et je viens ou frottements) et qu’on s’élongue et se déborde soi même dans le prélude à l’orgasme.

Toutes ces histoires à la fois, dans un mouvement humble familier auquel je peux m’identifier et lire et ressentir un encouragement à être libre.

Alors que les personnages de Nijinski restaient en translation au premier plan sur les longueurs du plateau, Marta saute du bas vers le haut.

La pièce me fait penser aux bandes dessinées autobiographique dont celle de Marjane Satrapi ou Art Spiegelman sont les plus célèbres.

Quand la plus petite histoire, celle des personnes plumes, aide à comprendre la grande et comme on retourne sur une histoire ou saga familiale pour venger des personnages qui ont été mal servis par le récit patriarcal de la grande histoire et par les conditions patriarcales de leur existence.

La BD redonne une seconde vie, redessine.

Ici, quelque chose se redessine et se recombine par la danse.

Aller fouiller l’histoire à main nue et oser appuyer ailleurs. Critiquer.

Dans ces situations la BD et la Danse sont des gestes critiques. Critiques de l’histoire. Critique du présent.

Mais il n’est pas question d’étouffer des imaginaires même s’ils ont vécu et vieilli. Au contraire, il est question de raviver des vieux charmes et de vibrer avec des morts et de s’amuser de nos différences.



Je suis impressionnée par cette critique sans appel mais aussi sans colère et pleine de joie et d’amour.

Janine Dath écrivait, dans Alternatives Théâtrales, à propos d’une autre pièce de Lara :

danser (en roller) sur un patrimoine qui vous écrase.


La sensation qui m’emplit est la gratitude.

Je quitte la salle pleine de désirs. Je me sens comme une enfant qui va encore grandir.

Nous nous retrouvons au café Walvis avec quelques camarades et nous parlons de nos rêves de création.

Tout paraît possible. Nous sommes portés. Par exemple : changer de support d’expression là maintenant à notre âge, là maintenant.

Passer de la poésie à la mise en scène, du slam à l’installation vidéo in situ dans la ville.

Comme Lara. Danseuse depuis toujours sur des très grandes scènes, aujourd’hui leadeuse d’un groupe de cold pop lyrique d’inspiration russe et performeuse de savoirs en même temps.

Je reviens ici au début de mon texte.

J'avais dit que je reviendrai.

Nous reviendrons. C'est un poème sioux.

Je voulais moi aussi rendre hommage à la gaieté des héritages critiques.

Je suis allée déterrer Mallarmé à mon tour et je me suis prise pour la Faune.

Un Faune à la William Gibson. Un faune idiot comme le faune.

L’amour est un curieux continuum, on peut le faire circuler partout.

Moi, c’est ce qui m’excite vraiment.

D’une génération d’artistes à l’autre. D’une danseuse et chorégraphe à l’autre, d’une fille à son père mort et vice-versa, d’une musique à une autre et d’une artiste généreuse vers son public. On peut même l'inviter dans une voûte sylvestre ou des roseaux. On peut même, des années plus tard ou des siècles plus tard, déterrer une relique, une référence et l'envelopper d'amour.

On n’aime jamais une seule personne à la fois. On aime en réseau mycélien à travers une personne : une forêt d’objets, matières, ambiances, styles, baskets mortes ou vivantes.


Anna Czapski