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Belle Dame (De l'ignorance à la connaissance

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Belle Dame Jessica Fanhan

novembre 23










Texte, jeu et mise en scène : Jessica Fanhan
Co-mise en scène : Fatou Traoré
Musique - Composition, trompette, guitare, piano, basse, synthétiseur, voix : Dorian Baste
Musique - Composition et interprétation des percussions : Drissa Kini
Musique - Composition N'goni / voix : Fatou Traoré
Lumières : Gwenaël Laroche
Son : Régis Planque
Scénographie et costume : Defne Parman















Entre récit collectif et métamorphose intime, un voyage théâtral dans le sillage d'une femme qui plonge dans les mystères de l'île de ses ancêtres, pour renaître à elle-même et raviver la magie qui peuple son héritage.
Un jour, une jeune femme reçoit une lettre de sa grand-mère, qui l’invite à venir jusqu’à elle pour la retrouver. Cette grand-mère, c’est Jeanne. Elle est morte, et sa petite-fille ne la connaissait pas vraiment. Mais elle savait que Jeanne n’avait pas bonne réputation. Sur son île, on prétend qu’elle était une sorcière. Une « Belle Dame », comme on dit. Surmontant ses peurs et ses hésitations, la jeune femme va alors décider de faire le grand voyage. De partir sur les traces de cette étrange grand-mère, sur cette île où elle a vu le jour mais qu’elle connaît si peu. Sillonnant les mystères de cette terre frémissante, de cette mémoire aussi intense que troublée qui coule dans ses veines et ressurgit sous ses pas, elle va petit à petit se laisser entraîner dans un vertige de couleurs, d’effluves, de sensations. Un monde d’apparitions et de réminiscences, où elle finira par renaître sous nos yeux, pleinement transfigurée …

L'enfant, la buse et la mère

Lundi, je vois un enfant de deux mois. Gros et grand. Solide. C’est rassurant. Quand il dort, il est parfait comme une poupée. Mais dedans, tout est vivant. Ses cellules pullulent, son estomac fabrique une flore. C’est pour ça que ses poings se serrent. Éveillé, il pleure. Son corps se contorsionne. En lui, ça remue comme un alien. Une puissance le pousse en avant. Ses os s’étirent, sa chair prolifère. Dedans, des organes agissent par réflexe. S’en souvenir rappelle ce miracle. En nous, un cœur ne s’est jamais arrêté. Combien de battements ? Pour cet enfant c’est le début. Il se débat, quel courage.



Jeudi c’est l’automne. La chaleur de l’été est restée, le jour est plus court, la lumière dorée. Il faut marcher une heure vers l’épicerie. Pas de voiture. Sur le chemin, une vieille femme marche aussi. Je vois ses jambes bandées. Bandées serrées. Sinon, leur chair ne tiendrait plus ? À côté, sa fille aussi se demande à quoi bon ? À quoi bon continuer ? Sur le déambulateur, les veines sont gonflées, vertes et mauves. Encore un corps. Encore un corps venu. Encore un corps venu de loin. Quel courage, quel courage. Il ne lâchera pas si facilement. Combien de mères l’ont précédé ? Jusqu’où va ce pointillé ? Vers quelles espèces d’avant les grenouilles ? Et après, sa fille? Qui babillera dans ses bras ?



Dimanche, la voiture de nos amis roule. Roule confiante et monotone. Soudain, une flèche traverse la vitre. Choc. Un bruit ça ne se voit pas. C’était quoi ? Une buse. Merde, elle est coincée sur la voiture, juste derrière. Je me retourne. Derrière, l’image est un collage. Une bête sur un artefact. Un oiseau sur un pare-choc. Nous ne sommes pas fiers d’être humains. On t’aime, buse. Tu es presque nous. Tes plumes tremblent sans vie. Sans vie, on espère. Sinon, comment imaginer ? Ce que sentent tes neurones ? Ce qu’on n’a pas eu le temps de prévoir et qui arrive, c’est un rêve et du réel. Tout continue. Le pare-choc ne ralentit pas. Nous non plus.



Je n’aime pas le théâtre. Souvent, j’aimerais enlever le décor, les intonations, les lumières. Des institutions produisent, diffusent, il faut remplir un cahier des charges, payer, être inséré. Qui a investi ses sous, sa réputation, ses relations ? Qui a intérêt ? Je préférerais voir le début. Où ça a commencé. Comment c’était, la voix sans lumière, sans gradins, sans musique.



Musique. En bas du gradin, la comédienne est éclairée. Elle cherche son origine. Elle tente de tracer un pointillé vers ses ancêtres. Elle retourne dans ce pays qu’enfant, elle a quitté. Elle retrouve des odeurs, des sons, une chaleur sèche et mouillée. Cet espace perdu, ces générations mortes, elle les cherche au présent. Ça la perd. Elle devient en partie étrangère à elle-même. Elle ne parle ni d’ici, ni de là. Alors son rire devient grotesque. Sa voix fait peur, un peu. Un peu buse. Ses gestes perdent en civilité. Elle comprend. Elle doit se laisser habiter. Par cet espace-temps élargi. Vertigineux. Ces pointillés vus, entendus à moitié, elle doit les interpréter. Avec ses doigts, sa voix. La raison ne peut pas tout trouver. Puis il faut retomber. Revenir.



C’est ça, venir de quelque part. Se laisser habiter, être en cours. L’enfant, regarde ses poings. La buse, elle m’habite. Je la revois. Et la mère qui part, vieille, laisse la place. À sa fille qui marche.




Jérôme Poloczek

Écrit après avoir assisté à 'Belle Dame' de Jessica Fanhan.

La saison de la Belle Dame

Avec sa Belle Dame, Jessica Fanhan nous invite au voyage. À son voyage. À l’un des voyages les plus fondateurs de son existence. Destination : la Guadeloupe. Et pendant 1h40, on a vraiment l’impression de quitter la salle de théâtre pour un ailleurs. On est emporté par son entrain, par sa voix et par l’histoire qu’elle nous raconte.



« Je ne crois pas en Dieu. Mais aux fées… Oui! »



Dans Belle Dame, il y a de la magie. De la sorcellerie! Celle invoquée par la grand-mère de la protagoniste : Jeanne. Le nom ne lui va pas, selon sa petite-fille, mais on passe outre rapidement. Fil conducteur du récit, elle est peut être la seule incarnation qui nous fait parfois douter qu’il s’agisse bien d’un seul en scène. On cherche Jeanne du regard. On s’attend à la voir apparaître au détour d’une invocation, d’une décoction préparée ou d’un halo de fumée.



Mais non, tout ce qu’on voit, malgré l’étrange impression onirique que nous procure l’histoire qui nous est contée, c’est elle.



Jessica Fanhan. La petite-fille de Jeanne née en Belgique. La « Belle Dame ».



Celle qui suit les traces de son passé en squattant la forêt de la terre de ses ancêtres. Celle qui, en arrivant sur l’île s’éblouit de ses couleurs, ses odeurs, ses saveurs. Celle qui se fait bousculer et ne sais pas trop comment prendre sa place dans ce lieu nouveau et pourtant familier. Elle sait ce qu’elle fait là et ne doit pas se perdre. Elle doit trouver l’adresse notée sur la lettre laissée par Jeanne. Elle est déconcentrée par un certain « M » qui lui fait chavirer le coeur avant de disparaître sans un mot. Mais ça aussi, elle le savait.



Elle sait aussi qu’elle est bien mieux dans la forêt. C’est là qu’est sa place. Et on la voit la prendre, sa place. Bientôt, il nous paraît évident que ce potager a toujours été là. La mise en scène est minimaliste, ce qui permet de ne pas nous distraire de l’essentiel : toujours elle. La comédienne nous parle tout le long. Quelques minutes de silence seulement. Si peu qu’on retiendrait presque son souffle pendant l’accalmie. Car ce qui est raconté n’est pas seulement intéressant et politique‧ C’est aussi agréable à l'oreille. Musical. Poétique. D’ailleurs la poésie est partout dans Belle Dame.



Dans son décor, dans ses textes, dans la quête de sa protagoniste. Celle de tant de déraciné•es en quête de leur passé. Une quête qui la pousse à se perdre, se dépasser, se mettre en danger pour finalement s’affirmer et renaître. Et nous assistons à sa renaissance. À sa transe dansée.



Joyeuse. Puissante. Douloureuse. Radicale. Envoûtante.



Et lorsque les lumières s'allument et que les applaudissements pleuvent, la salle et son public réapparaissent comme par enchantement. En sortant, je regarde l’heure sur mon téléphone. Je n’arrive pas à croire que tout ce temps est passé. Moi qui étais si fatiguée en arrivant, je me sens galvanisée. Pleine d’énergie.



« Must be the season of the witch… ».




Laïss Barkouk

Au-devant du danger

Tu te dis qu'à chaque fois, même après les années de métier, il y a quelque chose d'irremplaçable dans le fait d'aller voir le premier spectacle de quelqu'un. Que tu connaisses ou non personnellement l'artiste importe finalement assez peu, c'est à chaque fois la même tonalité fébrile, la même impression d'intimité qui fait vibrer l'air. Tu te dis aussi que c'est quelque chose que, malgré les années, tu n'as jamais vraiment vécu de l'intérieur ; que tu n'as jamais vraiment pu palper ce mélange d'euphorie et d'angoisse qui doit circuler dans les répétitions d'un premier spectacle. Ou alors de trop loin, depuis ta place, à l'époque, de chargé de production.



Tu l'as souvent fantasmé pour toi-même, ce passage à l'acte, te dis-tu en laissant ton regard glisser le long de la frise des visages redevenus étrangers des clients du Verschueren. (Il y a cinq ans encore, tu les reconnaissais presque tous, aujourd'hui tu en es à jouer paresseusement avec l'idée bien clichée que ces derniers temps, la clientèle du café a vraiment rajeuni. Bon, il y a des étudiants en art qui dessinent sur des iPads, ça au moins c'est sûr que c'est nouveau.) Au bout d'un long moment, tu remarques à quelle vitesse tu es passé du fantasme refoulé d'une première mise en scène à cette rêverie banale sur l'âge et les visages.



Quelle est d'ailleurs la sincérité de ce fantasme, te demandes-tu, s'il se contente d'affleurer de loin en loin ? N'est-ce pas plutôt, déguisé en "un jour, peut-être, ça pourrait être le tien", la jalousie d'une sincérité qui te manque ?



Il y a peu de choses qui sont plus sincères qu'un premier spectacle, te prends-tu à penser. Belle Dame, que tu as vu la semaine passée, en est un exemple incontestable. Tout entier à la première personne, écrit joué et mis en scène par la même Jessica Fanhan, il présente la version fabulée d'un retour au pays natal, la Guadeloupe. Dans le dossier qui présente le spectacle, Jessica écrit :



« "Dévaler la rue toute nue sur un vélo." Ce sont des mots entendus à mon sujet après la première lecture publique de mon texte. C’est une image représentative que je n’attendais pas, mais que j’ai immédiatement reconnue dans l’intention. C’est ce que je souhaite. À titre personnel et dans l’expérimentation d’une catharsis chez le spectateur. Une mise à nu, une sensation de liberté. C’est ce que je questionne à travers le texte. Il y a magie, selon moi, dès lors qu’un être, et ici plus précisément une femme, s’autorise à regarder en dedans d’elle, à laisser jaillir, à cheminer, à tenter d’accepter ses beautés et ses laideurs, ses puissances et ses lâchetés. »



Qu'elle parle ensuite d'un combat contre l'autocensure vient évidemment te saisir au ventre. Autocensure ou sincérité dans la parole, dans la mise en risque de l'écriture, dans l'entrée et la sortie d'un texte, peut-être est-ce là, te dis-tu, plus profond que les questions de "légitimité", qu'est le vrai sens du danger qui s'éprouve dans la pratique du théâtre, dans la confrontation de cette sincérité au public ? Un danger que viendraient conjurer tant que possible tous ces recours aux rituels, aux ironies, à la citation, au magnétisme des images ou aux vertiges du trouble qui peuplent aujourd'hui les scènes ? (C'est loin d'être aussi simple, te dis-tu comme pour te secouer.)



Jessica Fanhan a choisi de ruser avec l'autocensure par la liberté de l'auto-fiction, par la fabulation d'un retour en sorcellerie autant qu'en Caraïbe, raconté dans une économie de moyens énonciatifs et scéniques qui ne se rencontre plus tellement, te dis-tu, dans les créations de sa génération. La fiction comme surcroît de sincérité en somme.



Si ce ne sont pas les idées qui font un spectacle, mais bien les matériaux, comme tu te rappelles l'avoir lu il y a peu, est-ce que la sincérité quant à elle y suffirait ? En traînant sur internet tu tombes sur cette citation : Je choisissais chaque mot et ma sincérité changeait de nature, devenait celle de la forme. Ce n'étaient plus les sentiments qui me tenaient en émoi, mais leur expression. Depuis, je me méfie de la littérature. (Pierre Moustiers) Quel rapport hypocrite à la littérature cette méfiance exprime-t-elle, te demandes-tu, pour qu'un écrivain puisse opposer ainsi la sincérité de la forme à celle de l'intention ? Par quelle illusion de transparence est-on conduit à redouter qu'une forme "sincère" puisse être celle d'une intention devenue insincère ? Comme si le passage à l'écrit (ou à la scène) devait s'opérer sans laisser de trace, sans transformer en cours de route "l'intention de départ", et tout l'inexprimé ? Comme s'il suffisait de "rendre compte" ou de "transmettre" du sentiment sans forme, sans ajout et sans reste ? Comme s'il était possible de s'en remettre à autre chose, une fois le texte écrit — à autre chose qu'à l'expression finalement choisie ?



Au contraire, te dis-tu, une forme sincère est la seule chose qu'on puisse vraiment chercher. (Quelques jours plus tard, tu liras sur le site d'une revue de poésie : "Cet important, ce qu’il y a à dire, ne précède pas le poème : il est pensé par le jeu d’écrire.")



Quelle sincérité la forme scénique et textuelle de Belle Dame parvient-elle à faire exister, te demandes-tu ? Si la nécessité personnelle de cette traversée du vécu par la fiction, si cette sincérité-là ne fait aucun doute (et elle est réellement précieuse), la question peut en tout cas être posée de savoir ce que la forme elle-même du spectacle réalise pour celleux qui la reçoivent. De savoir le rôle que joue par exemple, dans ce récit, la convocation d'images somme toute très conformes à un certain imaginaire européen sur la réalité créole, son machisme aux grands sourires, sa nature fertile et luxuriante, la saveur de ses fruits, enfin sur ses villageois méfiants voire ouvertement hostiles à toute intruse, fut-elle la descendante (l'héritière?) de la sorcière qu'ils ont toujours connue et sollicitée pour leurs guérisons.



Quelle sincérité viennent-t-elles épaissir, ces images qui ont souvent la minceur d'une photo de voyage ou la fugacité d'une diapo ? Qu'elles soient richement décrites et tracées avec adresse ne change pas qu'elles restent justement cela, des instantanés, qui défilent et se succèdent trop vite pour être démentis, complexifiés, surpris dans leurs faux-semblants — pour exister. À qui s'adressent-elles, ces images qui une à une se déposent dans la narration sans avoir eu l'occasion de bouger, de se flouter, de résister à la voix qui les décrit ? Et qu'adressent-elles ? À quelle attente muette sont-elles venues répondre ? Était-il possible de répondre à cette attente à côté de cette attente ? Pourquoi restent-elles sous l'autorité du texte, pourquoi ne sont-elles pas remises en jeu ou en question par le discours scénique, par les gestes ? Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image, revois-tu s'afficher sur l'écran de tes souvenirs d'étudiant en cinéma. Une image en sait toujours plus que nous, entendais-tu il n'y a pas si longtemps. Dans la recherche des sincérités artistiques, te dis-tu, ce n'est peut-être pas d'abord du débordement des formes qu'il y aurait à se méfier, mais plutôt de l'idée qu'elles sont comme le simple accompagnement, comme le surplus ou le vêtement d'une intention à "mettre à nu".



Tu te dis aussi, plus tard, que cette forme-là ne t'était peut-être pas adressée en priorité, que tu ne fais pas partie des "premiers concernés", comme on dit maintenant dans les groupes militants. Que tu t'arrêtes sur ce qui est finalement secondaire par rapport au coeur du spectacle qui, tu t'en souviens, avait ravi tes co-spectatrices : cette rencontre d'une jeune femme avec elle-même par la voix de son ancêtre. Cette soudaine liberté d'être, comme une reconquête, sur la frontière entre l'envoûtement et la pleine maîtrise de soi, malgré les obstacles et les points aveugles qui finissent toujours par apparaître, malgré le réel qui n'est jamais loin. Tu te dis que la forme porte aussi cela, dans sa simplicité, dans ses changements à vue, dans la modestie des décors et accessoires, dans la douceur rassurante de la musique : une sorte de candeur assumée, voire revendiquée, une autorisation accordée à soi-même d'y aller sans trop d'arrières-pensées, à laisser parler une expérience intime en faisant fi des injonctions à "articuler un discours décolonial" (comme si on demandait à tout les spectacles faits par des blancs de déconstruire la blanchité). Sans arrière-pensée, non pas sans pensée. Mais sans répondre docilement aux réquisits d'une position "critique", sûre de son regard perçant et de sa "bonne distance".



En allant vers son risque, au-devant du danger.




Arnaud Timmermans

Une voix dans l’obscurité.



Le plateau est parsemé de quelques objets, des accessoires qui apparaissent et disparaissent, un rideau transparent, une projection, une série de lampes. On s'attend à ce que, un à un, ils soient activés. Pourtant, rien ne me distraira de la voix de Jessica Fanhan qui porte le récit de la Belle Dame dans l’obscurité.



Elle nous emmène dans un voyage au cœur d’une psyché qui dérive et dont l'intégrité est ébranlée tandis qu'elle se raccroche à d’autres réalités. L’adaptation ne se fait pas sans heurts.



La personnage, qui revient dans les Antilles de ses ancêtres, a beaucoup de mal à gérer l’écart culturel. Elle se raccroche à un cadre - cadre qui l'a elle-même formatée avec violence. Elle résiste un certain temps avant de se faire happer.



Et nous sommes happé·es à notre tour dans ce périple intérieur par son regard d’abord déboussolé puis halluciné.



La voyageuse que l’on imagine déjà fortement éprouvée par sa vie citadine passée rencontre à peine arrivée un énigmatique messager “M”. Il lui annonce à mots cachés que le périple ne fait que commencer. Quitter l’Europe n’était qu’une étape. A quel moment part-elle véritablement? En rencontrant un inconnu? En retrouvant un vieux coffre? Le contact avec la terre ancestrale? Ou peut-être quand elle goûte les fruits locaux aux couleurs et aux saveurs si intenses qu’elles en deviennent psychotropes. Ambivalence des états de conscience qu’on nomme “altérés”, non pas au sens courant de dégradés, mais, étymologiquement, devenir autre.



Altérer quelque chose c’est lui faire perdre sa nature profonde, le rendre anormal. D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de juger le comportement de la voyageuse : dès les premières minutes, son égarement inquiète. Depuis mon point de vue, j'ai du mal à ne pas juger cette sortie de l’état de conscience majoritaire et fonctionnel.



Ce jugement est ma peur qui s'exprime : il y a un au-delà ontologique qui m'échappe. Le frottement des réalités, ou du moins des perceptions de la réalité, crée une instabilité.



Avec des mots standardisés, on pourrait hâtivement nommer cette oscillation constante entre lumière et ténèbre “névrose”, refusant d’y voir autre chose qui dans un autre contexte s'appellerait “envoûtement”.



L’ombre recouvre un inconscient familial mais aussi un inconscient colonial. Le double héritage dont il est question ici ne fait en réalité qu’un. Le déracinement et la dépossession sont autant des drames personnels que politiques. Il ne fait pas de sens de les distinguer.



En tant que personne blanche, européenne, citadine, à peu près convaincue d'être rationnelle, il m'est presque impossible de m'imaginer céder totalement à l'esprit des ancêtres tapi·es dans l'obscurité. C'est l'endroit où tout n'est pas sous contrôle, où tout n'est pas planifié et logique, ce qui pour une personne privilégiée est forcément effrayant. Cependant, l'hypnose induite par la voix omniprésente de Jessica Fanhan m'a permis l'espace d'un instant d'avoir une vague intuition de ce que peut-être un vécu de déracinement / enracinement. Ce que je ne pourrai jamais comprendre, j'ai eu l'impression de fugitivement le ressentir ; juste assez de temps pour entrevoir l'ampleur à la fois de la violence mais aussi de l'empouvoirement de la vie en post-colonie.



Flo Delval

L'héritage

Que faire quand on a soif de connaître d'où l'on vient ?



Par où commencer ?



Qui sommes-nous réellement quand on n'a nulle part où se raccrocher ?



Être la petite fille de, guadeloupéenne d'origine, mais sans jamais y avoir mis les pieds.



On se sent comme une âme errante dans un monde sans ancrage, cherchant désespérément à comprendre sa propre histoire. C'est dans ce tourbillon d'interrogations que Jessica Fanhan nous emmène dans son voyage.



Pour elle, tout commence avec une lettre de sa grand-mère, Jeanne, décédée, et le lieu du rendez-vous, c’est la Guadeloupe.



Au milieu de ce voyage, le plateau se révèle, décoré de quelques objets, vestiges du passé, porteurs de mémoires anciennes. Jessica, fille des îles mais grandi en Occident, tisse un lien subtil entre elle et sa terre natale, là où sa grand-mère a grandi. C'est à travers ces scènes que l'héritage culturel prend forme, une passerelle entre les générations.



Jessica découvre peu à peu que sa grand-mère, sorcière, possède un pouvoir mystérieux, une magie ancestrale qui la dépasse. Elle se retrouve confrontée à la question profonde de ce que l'on fait de cet héritage, de ces souvenirs qui remontent.



Elle rencontre une énigme qui défie toute compréhension rationnelle sur cette plage.



La salive qui se mêle à la mer, le crachat de l'âme en quête de réponses, devient un rituel, une communion avec le monde qui l'entoure. C'est une exploration de la relation entre le corps et le désir, une plongée dans les eaux troubles de l'identité, une réflexion sur ce que signifie être entre deux mondes, deux cultures, deux identités.



L'héritage, ce doux fardeau porté par cette jeune femme, vivant en Occident tout en gardant précieusement les trésors de sa grand-mère antillaise. C'est une histoire tissée dans les fils colorés de la culture, une mélodie qui résonne dans son cœur, une langue, elle danse, elle danse aux rythmes de ce qui à toujours été en elle, envoûtée.



Grand-mère Jeanne lui a offert un devoir sacré, être la gardienne de la flamme, celle qui veille sur les traditions.



Quand les lumières s'allument, j'ai la chair de poule, le cœur léger, et je suis reconnaissante d'avoir pu assister à ce si beau voyage de Jessica Fanhan.




Marie Paule Mugeni

L'invitation : Belle Dame de Jessica Fanham

Une jeune femme reçoit une lettre de sa grand-mère, une invitation à lui rendre visite—mais la grand-mère, Jeanne, est décédée, et le lieu du rendez-vous, c’est la Guadeloupe, l’île lointaine et inconnue d’où vient la jeune femme mais où elle n’a pas grandi. L’invisible fait irruption dans la vie, presque sans avoir l’air d’y toucher d’abord, avec cette lettre dont on pourrait penser qu’elle a été envoyée avant le décès, mais dont on sait au fond qu’elle vient de bien plus loin.



Arrivée en Guadeloupe, la jeune femme est d’abord touriste, éprise de clichés, d’hommes, de couleurs, béate devant la nature luxuriante.



Elle fait barrage de toute son occidentalité à cette invitation, partout présente, qui lui est faite d’aller à sa propre rencontre, de découvrir en elle ce qui bat, désire et séduit, ce qui est tissé d’invisible et de sortilèges.



Elle fait barrage à ce qui fait d’elle la petite fille d’une sorcière qui s’exprime de toutes parts sans jamais se révéler.



Puis, petit à petit, la nature tropicale la charme, l’avale et la rappelle à elle-même.



Elle devient sorcière, reconnait les puissances qui vibrent en elle et s’installe à l’écart du village, à la fois crainte et réputée, comme l’était sa grand-mère. Les forces parallèles, nourricières et fécondes, cultivent en elle cette intelligence coriace de celles qui voient à travers la veulerie de leurs frères et sœurs humain.es. La sorcellerie ici n’est pas doucereuse ni romantique, elle ne sert pas à faire exister en soi des horizons troublants, mais sans réellement vouloir la connaître ni se frotter à ses dangers. Plutôt, la sorcière de Jessica Fanhan incarne totalement son pouvoir, elle ne recule pas devant la marginalisation qu’il induit, ni devant la terreur de l’inconnu, et elle devient de plus en plus sagace, mordante et audacieuse. Surtout, elle danse, habitée par l’esprit qui la traverse, rit et exalte son intellect autant que sa sensualité.



Le spectacle se déploie en gigognes : l’invitation de la grand-mère se fait quête des origines, puis quête de soi, puis de l’invisible en soi, et ce monde parallèle vient allumer ses feux partout, par l’imagination, l’écriture, le jeu, la danse, le récit. Les puissances de la sorcellerie se confondent avec celles de l’esprit et de l’art.



Entre la sorcière et l’artiste, pas de dissonances, mais un même élan, une même plongée dans ce qui cherche à vivre et s’exprimer, à s’incarner dans des formes et des envoûtements, et qui nous vient des tréfonds du monde, enfouis et pourtant partout présents.




Caroline Godard