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Icirori Consolate

janvier 24










Conception, écriture, dessins et jeu : Consolate
Créateur sonore : Gaspard Dadelson
Scénographe, créatrice costumes et accessoires : Micha Morasse
Créatrices lumière : Lou Van Egmond, Charlotte Persoons
Photographe : Mathis Bois
Corps et regard extérieur : Sophie Guisset
Dramaturge et regard extérieur : Lara Ceulemans
Vidéo-documentaire : Gaspard Audouin
Pédagogie - Recherche liées au Burundi : Annabelle Giudice
Mastering : Jean-Noël Bois
Remerciements : Ateliers du Théâtre National Wallonie-Bruxelles pour leur soutien dans la création de la scénographie et à Ema September pour sa participation à la création scénographique
Production : Capitoline et Joseph
Production déléguée : Latitudes Prod. – Lille
Production exécutive : La Charge du Rhinoceros
Co-production : Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Maison de la Culture de Tournai / Maison de Création, Théâtre de Liège, Latitudes Contemporaines
Partenaires en diffusion : MARS, Mons Arts de la Scène, Festival Latitudes Contemporains

ICIRORI a reçu le soutien de l’Office National de Diffusion Artistique français dans le cadre de l’appel à projet écrans vivants et de la Maison de la Musique Contemporaines dans le cadre de son aide à la création pluridisciplinaire.

ICIRORI est une installation-performance dont les premières étapes ont été développées grâce au soutien de La Bellone et du Théâtre des Tanneurs.















« En Kirundi, langue parlée au Burundi, Icirori signifie : regarder dans son miroir intérieur, regarder sa souffrance intérieure pour pouvoir vivre avec.

À travers ma quête identitaire, je nous invite à la réflexion.
À écouter, entendre notre histoire autrement.
À déplacer nos regards.
À rendre sujet nous, les invisibilisé·es.
Je suis une adulte adoptée.
Aujourd’hui, je décide de retourner au Burundi.
Pour rencontrer
les corps, les odeurs, les lumières,
les traumatismes de ma mémoire.
Pour me réparer.

Dans ce chapitre, ICIRORI, je partage cette nouvelle mémoire qui naît de ce retour 28 ans plus tard. Une performance immersive au format hybride et évolutif qui invite au partage humain, à un nous. »

Partant de la nécessité de creuser son histoire personnelle d’enfant adoptée illégalement, Consolate nous emmène au cœur de son monde intime à l’aide de sons, d’odeurs, d’images. Elle partage ses souvenirs afin d’interroger notre mémoire sensorielle et donne à voir et à entendre des récits de vie similaires. Des documents qui nous immergent dans les questions liées à l’adoption transnationale et aux problématiques post-coloniales.

ICIRORI, spectacle-performance au format hybride et évolutif, invite au partage humain et nous fait vivre une expérience collective du Je.

Salut pluriel

Novembre, Théâtre National, Bruxelles.



"N’est-ce pas aberrant d'utiliser de l’argent public pour une thérapie personnelle ?"



Icirori n’est pas une thérapie personnelle, c’est un salut collectif.



Et puis quand bien même ça aurait été le cas ! Pendant longtemps, on a utilisé de l’argent public pour divertir une certaine couche de la société, ignorant allègrement les multiples sens du terme “accessibilité”. On présumait qu’aller au théâtre, c’était être éduqué et cultivé sans dire qu’il s’agissait en réalité d’un privilège.



Heureusement que le théâtre ne sert pas uniquement à se changer les idées et il n’a pas fallu attendre que les scènes soient enfin plus représentatives pour que le politique s’y immisce. Icirori en est une, de pièce politique, avec ses propres couleurs.



Tout commence par une séparation du public en deux : d’une part, les personnes racisées qui précèdent les autres dans la grande salle du National et de l’autre, les personnes qui ne s’identifient pas comme telles. En tant que personne concernée, je me sens mal à l’aise car je sens comme un oeil invisible qui se pose sur moi, je sais que la démarche est mal comprise - on aura beau l’expliquer - et que beaucoup ne jaseront que sur cette introduction. Je pense qu’il est nécessaire de sentir ce malaise dans sa chair, je sens que c’est justement de ce malaise qu’il s’agit dans cette démarche. De l’idée que ce privilège éphémère appartient à une époque qu’on pourrait nous reprocher, alors même que durant bien plus longtemps, certains privilèges ne se sont jamais pensés, repensés ni remis en question.



Je prends place, le dispositif m’émeut déjà : les petits pois et les sparadraps qu’on me propose à l’entrée; mon installation dans cette salle complètement réaménagée pour accueillir les collines du Burundi. C’est sur l’une d’elles que je me pose. La charge symbolique se ressent dans tout. Surtout dans ce grand silence et la procession des corps qui s’installent comme pour assister à une cérémonie. Un baptême ? une communion? au centre, une petite fille.



Cette petite fille nous raconte comment elle a été illégalement arrachée à sa famille, sous les yeux fermés de l’Etat: ce n’est pas privé, nous sommes tous.tes concerné.e.s par ça. L’Etat, c’est je, tu, il, elle, iel, al, ol, ils. Je pense que la nécessité de la création réside justement dans le fait que ce drame a été trop vite effacé derrière des considérations de forme. On se demande avant tout si le théâtre est l’espace pour demander réparation et parce que le mot “réparation” fait peur- il est sans doute trop lié à la faute et à la culpabilité-, on se défend spontanément en remettant le procédé en cause. Comme si la division était centrale, comme si nous n’avions finalement pas été invités à nous unir à nouveau autour de-.



Là où on suspecte des intentions de diviser, on l’a déjà fait inconsciemment : on est venus assister à une histoire de petite adoptée noire, pas au récit d’un drame d’enfant et en cela, ce serait une tragédie personnelle à traiter ailleurs que dans l’espace public. CQFD. Pourtant, rien ne nous concerne plus que ce que l’Etat fait puisque l’Etat, c’est chacun.e de nous et qu’il nous engage, parfois même moralement.



Ce que les détracteurs de la séparation physique entre personnes racisées et personnes blanches ne supportent pas, c’est que cette règle rend visible aux yeux de personnes non-concernées, le corps comme objet politique. Mais plutôt que d’être distingué, il se distingue seul, plutôt que d’être défini, il se définit seul. C’est un jeu pour échapper à la réalité: bien sûr qu’en dehors d’ici, nous sommes définis et parfois à notre insu.



Il est évident que j’espère ardemment que le jour viendra où nous n’aurons plus besoin de ça. Le jour où un drame d’enfant sera juste un drame d’enfant et pas une tragédie personnelle d’enfant noir.



Pour l’heure, j’ai expérimenté mon corps jusqu’au bout durant la pièce: la polyphonie des voix qui s’élèvent solennellement comme une même prière a eu un impact profond sur moi. La dimension rituélique m’a fait pleurer en même temps qu’elle a rétabli le commun. C’était aussi puissant que la force d’une chorale.



L’enfant, ayant appris sa nouvelle langue, a enfin eu son mot à dire et des voix pour lui répondre. On s’est collectivement exorcisés des non-dits, d’un néo-colonialisme rance et tacite paré du masque de bonnes intentions. Par ce geste solidaire et empathique, on redonne une dimension humaine aux choses qui en ont été dépourvues et on s’acquitte auprès de notre propre humanité. Comprendre et reconnaître la souffrance est notre salut pluriel.



Tout est fictif au théâtre, je me réjouis que nous puissions y inventer nos façons de faire, nos façons de redéfinir ce qui est commun et ce qui ne l’est pas, de l’habiter ensemble quand il est défini; d’archiver comme acte de résistance, les récits qui se perdent pour se les transmettre oralement parce que les petites histoires composent souvent notre Histoire collective.






Raïssa M'bilo

(Se) regarder en face

Icirori. Le mot veut dire « miroir ». Ou plus précisément, « regarder dans son miroir intérieur ». Et c’est ce que Consolate, l’artiste à l’origine de cette performance, a fait pour faire parvenir son historie jusqu’à nous. Et c’est ce que nous faisons avec elle, les un‧es face aux autres, assis‧es de part et d’autre de la Grande salle du Théâtre National.



C’était ma première fois dans ce lieu. Je n’avais pas d’attente particulière, mais j’ai tout de suite été surprise par la disposition de la salle où devait se dérouler ce que je venais voir. Icirori. Tant est si bien que j’ai demandé à une ouvreuse si c’était bien ici. Pas de gradins, pas de traditionnelles rangées de sièges numérotés, pas de scène avec estrade. À la place, au centre de la salle : un grand carré entouré d’une structure de plâtre vert et marron à chacun de ses quatre côtés. Déjà beaucoup de monde assis quand j’arrive pour trouver une place. Je traverse le carré pour aller m’asseoir sur la « colline » en face de moi : la moins peuplée. J’hésite à marcher sur le plâtre, mais une femme m’encourage spontanément à m’y installer. "C’est fait pour ça !".



Ce n’est que quelques instants plus tard que je compris pourquoi ma colline était la plus parsemée. "Ce côté est réservée aux personnes qui s’identifient comme racisées", explique la femme en question à plusieurs spectateur‧ices après moi.



J’étais spontanément allée vers un endroit prévu pour moi. Sans même regarder. Ce que j’avais bien vu en revanche, c’était l’écran me faisant face, au-dessus du public à l’autre extrémité et qui tout le long de la performance allait m’accompagner. Des écrans, il y en avait pour chaque partie du public, en jeu de miroirs, qui nous appelaient à regarder et à se regarder.



Tout dans « Icirori » est affaire de regard, de regard en face. Regarder l’autre en face. Regarder son histoire en face, sa souffrance en face. Regarder l’histoire coloniale de son pays en face. Pas question de se débiner ou de fermer les yeux. Consolate aussi reste visible. Elle n’est que rarement au centre, mais elle est parmi nous. Elle se déplace et fait en sorte qu’on l'oublie jamais trop longtemps. Elle nous raconte son histoire à travers des textes affichés sur écran, des lignes de dialogues avec ses parents tués pendant la « crise de 1993 » au Burundi, à travers des souvenirs de moussons et de champs de petits-pois. Elle nous rappelle de la violence de la guerre, du trafic d’enfants et de l'adoption illégale qu'elle a subit. Le déracinement et le retour au pays. Elle nous invite progressivement à faire face jusqu’à demander, ensemble, avec elle, réparation. Elle nous fait visiter sa peine et son parcours de guérison.



« Icirori » n’est pas une performance grandiloquente. Elle peut même être inconfortable par endroits. Elle remue. C’est du moins ce que j’ai vu dans beaucoup de regards présents ce soir-là. De même que dans le fou rire des deux adolescentes devant moi au tout début. Regarder l’autre en face, c’est se regarder soi. Et rien n’est moins facile que ça! Mais une fois qu’on le fait sérieusement, quelque chose se passe. L’émotion s’amasse, et on se défait d'un (pas si petit) poids.






Laïss Barkouk

En réfléchissant sur Icirori

Arnaud:



Donc hier tu t'es demandé ?



Anna:



Hier je me suis — je me suis trouvée… je t'ai trouvé plus, beaucoup plus assertif que moi sur ce qui était en train de se jouer dans la relation au théâtre et à son utilisation. J'avais l'impression que je faisais exister des pistes par idéalisme et que tu me disais qu’il manquait des indices clairs dans le spectacle pour les infirmer ou confirmer et que je faisais exister des effets par défaut.



Arnaud:



Mais c'est marrant parce que… ça presque été une… Ben j'ai ressenti quelque chose comme ça aussi et c’est, je pense… Parce qu'on a eu cette discussion et puis que juste les 3 phrases d'échange hier soir avec Anna en ont rajouté une couche.



Qu’en fait je… j'ai revu notre discussion aussi, comme le petit théâtre (de nouveau) d'une, comment dire, de deux attitudes critiques, une qui cherche à rétablir, à l'endroit même de la déconstruction du pouvoir, une certaine forme de pouvoir. À savoir : le pouvoir d’avoir vu tout ça, ne pas être dupe de tout ça, de… d'avoir identifié le lieu problématique du théâtre et donc quelque part la faiblesse du spectacle de ne pas s'en être aperçu et saisi, etcetera. Euh… Au point de pouvoir m’entendre dire des phrases comme : « Au niveau de la dramaturgie, le boulot a pas été fait », tu vois des phrases qui sont quand même bien violentes quoi. Enfin.



Anna:



Allez, c'est vrai que t’as dit ça !



Arnaud:



En tout cas si je l'ai pas dit avec toi, je l'ai pensé et…



Anna:



Si, tu l’as dit…



Arnaud:



Euh… Mais parce qu'aussi enfin tu vois un truc de, comment dire... Presque… ‘fin, c'est marrant, oui. Quelque chose comme une forme de victim blaming comme ça, de dire mais si vous vous êtes pris des retours aussi déçus, c'est parce que vous êtes sorties dans la rue avec une jupe trop courte. Euh… Alors même que j’essayais de répondre ou de défendre le spectacle face à ces critiques sur la forme que j’avais entendues…



Donc, une attitude qui au moment même où elle cherche à déconstruire l’autorité du théâtre, comme une institution pétrie de blanchité, et… surinvestie d’attentes, d’attentes de spectateurs ou d’attentes de professionnels, qui ont été construites par des siècles de tradition occidentale, de rapport à la forme… Euh, à la spectacularisation des choses, à la construction narrative de, euh, des expériences, au théâtre comme cette énorme machine de regard, de canalisation et de, de fabrication du regard… de regard et d’effets, d’effets qui doivent fonctionner, qui ne peuvent pas…, auxquels on doit croire alors qu’on sait bien que… Tout ce jeu de croyance/consentement… Et aussi du coup le théâtre comme modèle…, comme template de toute la vie politique européenne et blanche depuis les Grecs… Euh… Comme cette machine de représentation, ce mode de regard de la représentation, quoi, représentation qui est sans doute le concept le moins neutre, le plus orienté (et peut-être le plus blanc, ou européen) qui existe, en fait.



Bref tout ça, tout un arsenal d’attendus et d’injonctions tacites liées au fait que, qu’on est dans un théâtre et en particulier dans la Grande Salle du Théâtre National, bref quelque chose qui m’occupe pas mal ces derniers temps, sur la question de savoir s’il est, s’il est possible de décolonialiser le théâtre… ou alors seulement de lutter comme au corps à corps avec cette blanchité euh…, cet ADN de blanchité, ineffaçable ou en tout cas, qu’on ne peut que faire avec… et/ou contre.



Et de… tu vois, à l’endroit de cette tentative de déconstruire l’autorité blanche du théâtre, en même temps un discours très, enfin, que j'identifie… enfin tu vois une espèce de sévérité de : vous les avez bien cherchées ces critiques ou vous… enfin vous auriez quand même pu travailler plus ces enjeux-là. Enfin vous auriez pu avoir la lucidité de… et cetera, et cetera, et cetera, donc une attitude de nouveau, de, de…



Alors, je pense que je caricature un peu, c'était quand même plus bienveillant que ça. C'était plus mélangé, c’était essayer de repérer le ressort des critiques que j’avais entendues lors de discussions, mais il y avait cette voix-là de… à un moment donné que je peux, enfin, que je retrouve régulièrement chez moi où derrière une attitude de bienveillance, passent aussi des messages ou passe… une forme de position de surplomb, justement, de dire bah en fait faut pas s’étonner quoi, tu vois ?



Anna:



Hm-hm.



Arnaud:



Euh.



Et en plus dans un truc un peu schizophrénique, dans le sens où je me rendais compte qu’en fait je me faisais le relais de critiques que moi-même je ne m'étais pas formulées de manière si… marquée pendant mon expérience. Du spectacle. Qu'en fait pendant le spectacle, moi j'étais dans une distance assez choisie et heureuse... Tu vois par exemple, je jouais avec les petits pois, je les faisais rouler sur le relief du, des… des pratos… Je m'en foutais de pas bien voir ce qui se passait parce que je voyais bien que… enfin j'avais pas envie de commencer à me contorsionner derrière les gens qui étaient devant moi pour voir ce qui se passait parce que de toute façon j'avais bien compris qu’il se passerait pas grand-chose, que c'était pas là, à l’endroit du “théâtral” justement, qu'il y avait…, tu vois ?



Anna:



Que ce qu’il y avait à voir tu le verrais.



Arnaud:



Ouais, ou que ce qu'il y avait à recevoir on le recevrait.



Anna:



Oui.



Arnaud:



Oui et aussi parce qu’en discutant avec Anna hier soir, elle m’a raconté à quel point le soir où elle y est allée toute la salle avait l’air hyper enthousiaste et avec,… que c’était une expérience qui pour elle avait été hyper forte et belle…



Euh… Et du coup je me souviens que je suis aussi rentré dans cette espèce de truc, un peu de limbe aussi parce que je trouve que c’est un spectacle qui qui qui est toujours à la frontière de plusieurs choses, comme ça.



Tout est toujours… Sauf le moment de la vidéo où là il y a quelque chose de… Et encore parce que c'est marrant j'ai discuté hier soir avec la personne qui a fait l'accueil vidéo au TN du spectacle et qui est dans mon club de badminton et qui m'avait dit « Bah en fait oui en effet c'était prévu que pour les surtitres ces écrans et puis du moment voilà où on s'est mis à projeter, tout le monde a fait wouah c'est trop beau » et et donc c'est c'est c'est voilà c'est une espèce de sérendipité, comme ça.



Ça part pas du tout d'une intention et en même temps des, enfin en en parlant avec Consolate quand… Enfin ce truc de du tronquage de l'image en fait il fait sens. Je trouve. En tout cas, il raconte quelque chose.



Anna:



Oui, parce que du coup en fait, c'est comme un rectangle, c'est juste un écran de surtitres et en fait c'est comme juste une sorte de fente.



Arnaud:



Oui, ou comme une forme de… Ouais, c’est ça, comme un, une image, une image, une image… aux parties manquantes, littéralement.



Anna:



Oui, c’est ça.



Arnaud:



Et… et du coup en fait, ça lui donne une forme alors que je pense que si on l'avait projeté comme elle a été tournée, ça aurait pu avoir une certaine platitude documentaire. Enfin, y aurait eu tout à coup…



Anna:



Enfin, ou d’une platitude documentaire ou d'une intensité affective insurmontable ? Aussi peut-être. Moi je trouve que ça lui donne une sorte de pudeur. Et ça raconte aussi…



Arnaud:



Oui. Et ben en fait justement pour moi, la pudeur rehausse les choses, alors que si on avait toute l'image en fait, je pense que pour éviter la, la… la charge affective, tout le monde mettrait son regard à l'endroit du documentaire et de « OK, c'est le moment documentaire », enfin.



Je sais pas, mais là du fait qu'il y a un traitement plastique de l'image, ultra minimal, mais il y a une intervention qui fait qu'on enlève et que donc ça raconte quelque chose aussi. Enfin ça raconte plein de choses. Mais… Parce que pour moi, ça raconte aussi le regard d'enfant, enfin tu vois, là, à hauteur d'enfant. Quand tu vois le monde à hauteur d'enfant, t'as, t'as un plafond à ta vision. Souvent. T'es dans les jambes des gens, y a un truc euh.... Mais…. Et c’est ce qui m’a le plus ému peut-être dans tout le spectacle, c’est la sensation super forte que j’ai eue, en voyant ces images de Consolate qui retourne à 30 ans sur sa terre natale, de la voir, elle, littéralement comme en surimpression, à 3 ou 4 ans (qui est l’âge de mes enfants ceci dit), dans son attitude, sa façon de marcher en tâtant légèrement le terrain avec ses pieds, à écouter les autres, son grand frère et sa grande soeur, les voisines… J’en ai pleuré, vraiment.



Je sais pas pourquoi on a fait toute cette digression.



Anna:



Oui, on a, on avait commencé un peu la discussion sur… Oui, où, c'est ça où je te trouvais… Bah oui, je te trouvais outillé pour la critique peut-être… professionnelle. Oui, c'est ça. Je te trouvais outillé et je me disais…



Il y avait à nouveau quelque chose chez moi qui s'exprimait de l'ordre du coup de la comparaison. Je me disais, Anna, tu, tu ne travailles pas, tu lis pas assez, tu vois pas assez de choses et… Mais c'était pas euh... Ça m'amusait. C'était pas que je me disais qu' il fallait que je change. Ça m'amusait – non, plutôt je me disais en fait, on a de la chance d'être une équipe de personnes différentes aussi.



Arnaud:



Mais tu vois ? Pour reparler de Sébastien et du coup de cette figure de… se mettre à la place de celui qui va aider, de celui qui va bosser.



Anna:



Celui qui voit bien où sont les problèmes.



Arnaud:



Exactement.



Anna:



Et maintenant l'artiste va l'écouter, hein ? Parce que ça, ça suffit de rater. (rires)



Arnaud:



Moi ça me renvoie en fait à Rogoff et à la première phrase de son texte. Que j'ai mis beaucoup de temps d'ailleurs à citer correctement. Je suis allé la revoir. Et donc ce qu’elle elle dit, c'est « a theorist is someone who has been undone by theory ». Et que si — enfin je trouve que c'est très juste, très beau. C'est-à-dire que si tu te construis par la théorie, tu ne construis que de l'autorité. Par contre, si tu te déconstruis, si tu te défais au moyen de la théorie, là il y a quelque chose d'intéressant qui peut commencer à arriver. Si tu utilises la théorie pour faire des blocs et pour construire des, des, des, des, des... comment ?



Des immeubles, solides… solides et stables et immeubles, justement, ben… autant faire de l'architecture quoi. Si c'est pour défaire et se défaire, là ça, c'est… voilà.



Anna:



Mais… Je pense aussi que je suis influencée par le fait d'être aussi porteuse de projet et artiste. Je considère qu’on arrive sur un plateau de théâtre un peu comme si on avait fait un braquage, en fait, en tant qu'artiste. Et qui a quelque chose de l'ordre de… avoir quasi dérobé les clés en fait ou d'être entrée par effraction. Et je pense que ça reste vrai même pour les personnes qui ont eu un parcours linéaire en tant qu'artiste ou qui ont fait une école, je pense que c'est dur d'accéder à cet endroit-là et que c'est toujours une forme, du coup, de…



De bras de fer ou de ou de braquage et que du coup on… certains, certaines peuvent se retrouver dans le théâtre comme dans une maison protectrice, amicale…. Et d'autres peuvent s'y, ouais, d'autres, d'autres peuvent s'y retrouver comme… dans un endroit un peu squatté. Et… Et je me suis demandé quelle était la relation de Consolate au théâtre ? Sous cet angle-là.



Je me suis imaginé qu'elle était plutôt comme à la maison en fait. J'en suis pas sûre, mais c'est ce que j'ai ressenti. J'ai ressenti qu'elle était plutôt comme à la maison que dans le squat et que c'était un refuge pour elle. Le théâtre. Que sûrement, ça avait dû être un refuge. Peut-être aussi, je l'ai entendu. Non pas dire ça exactement. Mais je sais que c'est un endroit où elle a construit des amitiés et... Et donc par lequel elle s'est construite et qu'en jouant, elle a pu aussi prendre de la distance avec… toute la pesanteur d'une identité difficile, quoi. Et donc j'imagine que le théâtre, c'est sa maison et…



Arnaud:



Oui, sa famille choisie.



Anna:



Oui.



Arnaud:



Mais en même temps, c'est une maison qui t'appartient jamais, c'est à dire que…



Je me demande si ce serait pas plus juste de dire l'école, c’était sa maison ou un truc comme ça, que le théâtre ou… Enfin. Mais j'entends ce que tu, enfin, mais qu'en fait… Y a le théâtre comme discipline ou comme pratique. Ou comme milieu. Puis il y a chaque théâtre.



Anna:



Oui.



Arnaud:



Et chaque public, qui sont tous différents, c'est à dire tu vas… Tu vas au National, c'est pas du tout la même chose que si tu vas au Poche. Ou à la Bellone (Même si la Bellone c’est pas un théâtre, on peut y faire, enfin, on peut faire du théâtre partout, mais…) Mais voilà, à la Balsa ou au Vivat ou aux 13 Vents…



Anna:



Mais aussi quand même à tous ces endroits, le théâtre. Sous la forme de boîte noire. C'est une certaine…



Arnaud:



Le spectacle, alors ?



Anna:



Ouais, le spectacle. Enfin en tout cas, je me dis que…



Enfin, j'ai ressenti ces épaisseurs-là, voilà, dans le projet de Consolate, j'ai ressenti qu'elle venait se réfugier là.



Arnaud:



Dans cette pratique.



Anna:



Ouais et mais aussi qu'elle venait se venger là, et se venger là de plusieurs choses en même temps en fait, et…



Ouais, et qui est… Oui, peut-être le braquage dans le sens du premier projet, quelque chose comme ça en fait, qui est déjà au National. Il y a une forme de braquage. Que je trouve super jouissive en fait. Et aussi je sens qu'elle est abritée là, qu'elle est protégée dans son expression et que le choix de direction artistique ait été fait de l'accueillir, c'est… Ça va dans le sens du refuge. Et…



Je trouve aussi qu'il y a… Enfin moi, cette dimension de tribunal, de poser la question des usages possibles du théâtre comme d'un lieu qui peut faire tribunal quand il y n’a pas de tribunal, c'est à dire le théâtre comme lieu de substitution, enfin, comme espace de substitution… qui équivaut symboliquement à toutes les autres institutions et qui peut les interroger, les défier, les défaire quand elles deviennent ou criticables ou obsolètes.



Mettons le théâtre se substituant au Parlement, le théâtre se substituant au tribunal. Le théâtre se substituant à l’église, à l’usine, au marché…Dans l’esprit de, bah de dénoncer, quoi… l'absence de vitalité politique, démocratique… de questionner en tous cas ces espaces imaginés et conçus par nous et leur modification souhaitable pour nos nouveaux besoins ou nos nécessités de justice.



Le théâtre comme loge maçonnique, où on prend de l'avance. Entre personnes de bonne volonté. Sur des problématiques politiques et sociales qui sont vraiment pas traitées, ou pas traitées à la hauteur de nos attentes. Je trouve que c'est une idée assez excitante quoi. Alors évidemment, je préfèrerais qu'on braque le Parlement ou La Loge ou qu’on y invite des individus à inventer des nouvelles formes de procès et de façons expérimentales de faire justice.



Arnaud:



Oui. Tu viens de me donner une idée, en fait.



Anna:



Je pense qu'il y a une, il y a une histoire, quoi, de de ces formes-là au théâtre aussi. Des formes de procès. Il y a Christophe qui a fait le procès de l'argent.



Il y a la simulation de COP 21 par Bruno Latour. Au théâtre des Amandiers.



Arnaud:



Oui, clairement, c'est une tradition. Oui, oui, de longue date.



Anna:



Il y a le Théâtre de l'Unité qui a, qui a créé un Parlement de la Rue qui accueille des centaines de spectateurs.ices dans des jardins… et qui interroge la légitimité représentative.



Arnaud:



Bah les G1000 ou les G100, souvent c'est dans des théâtres.



Anna:



Ouais.



Et… Pour moi, à partir de là, en fait, c'est secondaire ce qu'on va faire du théâtre. Et donc pour moi, s’il y a des faiblesses dans la forme… j’ai même pas envie de parler comme ça…



Comme si on devait comparer ce projet-là, cette affaire-là à une idée du spectacle, comme s’il y avait encore une idée du spectacle qui pouvait tenir.



En fait, je trouve ça pas important et je trouve peut-être ça même souhaitable que la forme soit d’une autre forme, d’une drôle de forme. Parce que quand on en, quand on en arrive là, il y a un sentiment d'urgence. Qui prend le pas. Ce qui pourrait me faire penser que le théâtre peut être décolonial ainsi et que quand on commence à claironner ce n’est pas du théâtre, c’est pour moi carrément bon signe alors… Sinon il va falloir inventer des espaces de substitution au théâtre.



Arnaud:



Oui je suis d'accord.



Bah l'idée que ça m'a donné en fait pour la Salve c’est de... en gros faire la critique de la critique, de cette critique qui s'est invitée en moi, tu vois, qui m'a, qui m'a… Comme une espèce de… vers solitaire, qui est venue… parasiter a posteriori ma propre expérience.



En me sommant d'y répondre et en me sommant aussi d'y répondre avec des moyens théoriques. Donc de de l'armer théoriquement. Et de cette question justement, de… En fait, pourquoi est-ce qu'on… Pourquoi est-ce que la critique porte sur : « Mais tu n'as pas réussi à te défaire de la blanchité du théâtre ». Au lieu qu'elle porte sur : « Mais enfin, le théâtre reste blanc ! On a beau faire ce qu’on veut cette blancheur ne part pas. »



Anna:



Mmh…



Mais c'est, c'est, je trouve hyper intéressant de venir gratouiller en fait cette démangeaison, cette démangeaison critique qu'on porte en chacun de nous. Euh. Enfin il est de bon ton quand on sort d'un spectacle, de savoir exprimer une critique et de voir les défauts, quoi, c'est un ça reste quand même un moyen de distinction.



Arnaud:



Et de…



Anna:



De valorisation en fait.



Arnaud:



Oui, parfois c'est presque comme un exercice obligé pour faire partie du groupe. Si t'aimes tout… Tu donnes plus trop envie de faire ça avec toi, y a un truc… Si on peut pas…



Anna:



Ben est-ce que c'est pas, c'est pas derrière tout ça. Un peu une espèce de « frisson du progrès » tu vois. C'est-à-dire que dans le bon côté on se dit que si tous ces cerveaux, si tous ces cerveaux pertinents et critiques et qui voient les problèmes, se mettent en ébullition, on va inventer des nouvelles formes comme des belles rutilantes automobiles.



On va inventer des nouvelles formes géniales. Il y a une copine qui me disait, y a pas longtemps, je me demande quelle forme va venir maintenant. Et elle était vraiment dans l'appétit de la nouvelle forme d'art qui va, qui va contenir toutes les formes d'art. Et je lui ai, j'ai fini par lui dire, parce que c'est quelqu'un qui a beaucoup dansé, qui a été chorégraphe, qui en a eu marre et qui a fait des formes plutôt collectives après, de co-apprentissages… de création de nouveaux espaces publics, voilà.



Et j'ai fini par lui dire : Bah écoute, peut-être que tu pourrais danser dans ton salon comme Isadora Duncan, c'est peut-être ça la nouvelle forme d'art. En fait, c'est, c'est d'accepter qu'il puisse y en avoir un peu partout.



Et que s'il y a plus d'électricité, plus d'argent, il faudra lui donner une place dans la vie quotidienne. Plus libre.



En tous cas, il n’y a pas de progrès en art, pas de sommet.



Arnaud:



C'est marrant.



Anna:



Ou spontané, parce que peut-être on a volé aussi en fait quelque chose. Enfin peut-être qu'on vole les choses en les mettant à des endroits.



Arnaud:



C'est une des premières choses qu'on a raconté, qu'on s'est raconté avec Céline dans l'exercice de futurologie de Lorette, enfin de de ces oui, parce que, oui en plus, on était dans un théâtre donc… « Mais par contre des lieux comme ça, ça a complètement disparu. Les gens font plus ça du tout. Les gens chantent beaucoup, mais les spectacles, les concerts… pft.»



Anna:



Et dans Fort Réconfort, il y a pas mal de gens, surtout des gens plus jeunes qui parlent du réconfort qu'ils ont en revoyant pour la 100e fois Friends ou Gilmore Girls. Des trucs comme ça, des gens qui connaissent par cœur et du coup moi j'imagine que dans un monde où il y a plus d'électricité en fait. On va au théâtre pour rejouer. Avec des accessoires de fortune. (rires) Ouais.



Arnaud:



Ouais, ouais, c'est. Moi j'avais ça avec le Roi Lion, quand j’étais petit. Je connaissais tout par coeur, mais vraiment tout.



Anna:



Ah waouh.



Mes filles, elles ont ça avec mission Cléopâtre (rires).



Hum. Bon, euh. Tu te coupes les ongles ?!



Arnaud:



Oui pardon. J'espère que ça te, t'indispose pas trop, mais…



Anna:



Non. Peut-être que si c'était les ongles de pieds, je serai plus gênée.



Arnaud:



C’est ce que je me suis dit. Là c'est trop long, c'est, ça me gêne.



Anna:



En tout cas moi, y a un... En tout cas, je sais que je t'avais expliqué que je voulais parler de ce truc de Saint Nicolas. Parce que je suis… en fait, il y a pas longtemps, je suis allée à une des manifs pour la Palestine et… J'étais pas encore allée et je commençais vraiment à bader de pas être allée une seule fois et donc je me suis arrachée une après-midi de la famille pour y aller et ça faisait des jours et des jours qu’il pleuvait à Bruxelles. Donc je marche un peu avec le grand groupe et tout à coup il a fait très très beau. Et je me suis dit, tu peux pas être là alors qu'il fait beau et tes enfants n'ont pas vu la lumière depuis des semaines. J'ai appelé Julien et j'ai dit « Tous au parc ! On se retrouve en haut de Forest ». Je me suis barrée de la manif et en passant, je me suis pris un petit chocolat chaud solo, Grand-Place et je me suis dit que j'allais aller le boire à l'Église Saint Nicolas ; et l'Église Saint Nicolas est près de la Grand-Place, juste derrière la Bourse. C'est une de mes églises préférées. Tu vois, c'est celle contre laquelle il y a des petites boutiques.



Arnaud:



Ah oui, oui ! la toute vieille, là.



Anna:



Là, ouais, donc c'est l'église Saint Nicolas et donc à l'intérieur il y a pas mal de statues de protection de l'enfance. Donc Saint-Nicolas qui protège, mais aussi la Vierge Marie, figure protectrice de l'enfance, et voilà, et donc et quand même, il y a une attention à ça dans cette église quoi, à la protection de l'enfance et ça me fait des vibrations enfantines quand j’y vais. Et j'aime bien cette idée que Saint-Nicolas soit sur la Grand-Place parce qu'il y a le Manneken Pis qui est pas loin. Il y a la Jeanneke Pis qui n’est pas loin. Ce sont des enfants, symboles de la ville. Et une fois, j'avais pris un DVD un peu chelou à la bibliothèque sur la signification, les significations symboliques et notamment maçonniques de la Grand-Place de Bruxelles, et le parcours s'achevait sur une des maisons sur le côté qui a Saint-Nicolas en figure de proue... Alors il y a plein de figures comme ça, tutélaires, sur la Grand-Place, il y a aussi le Phénix, et en tout cas le parcours des figures commence ou se termine, ça dépend dans quel sens on le fait, par Saint-Nicolas. Qui donc surplombe la façade avec sa mitre sur sa tête et sa crosse. Et donc il y a des enfants qui sont à ses pieds et il y a aussi une frise sur cette même maison de la grand place avec des chérubins qui fabriquent de l'or.



Et donc le secret de l'alchimie, ce serait donc un truc lié à l'enfance et dans mon souvenir, c'est un truc un peu plat et banal. Enfin en tout cas que moi j'ai eu, j'ai gardé comme un truc plat et banal mais que je trouve assez puissant, qui serait : en fait la Pierre Philosophale, ça a à voir avec garder son esprit d'enfant, quelque chose comme ça en fait. Et je trouve ça génial parce que d'un côté c'est plat et en même temps on peut tourner ça dans tous les sens pour essayer de comprendre ce que ça pourrait vouloir dire en fait, garder son esprit d'enfant. Et je trouve que c'est hyper, hyper, hyper diffractant par rapport à ce que, ce que représente la richesse. De l’idée qu’on s’est fait de la création de l'or en fait. Euh. Et... Et donc pour moi, le fait qu'il y ait l'Église Saint Nicolas en plus collée à la Grand-Place, ça vient nourrir pour moi tout cet imaginaire bruxellois ou belge, même de… Allez ce qu'on, ce qu'on se raconte depuis la France aussi quoi : la Belgique comme un pays qui a su garder son âme d'enfant où les gens savent s'amuser. Un truc comme ça.



Et donc je suis allée boire ce chocolat chaud à l'église Saint-Nicolas. Évidemment, quand je suis rentrée, il y avait des petits panneaux avec marqué : interdit de prendre des photos interdit de ceci, interdit de cela, interdit de manger, interdit de boire et il y a par contre un petit coin dans l'église où si on vient vraiment pour prier, on a le droit de s'asseoir et d'être tranquille. Donc j'ai fait semblant que j'allais prier. Je me suis mise à genoux pour boire mon chocolat chaud en cachette, les yeux fermés. Et j'étais trop contente de faire ça. Et donc quand on a vu la pièce qui parle de… ben de ce que Consolate a subi en tant qu'enfant et la question des adoptions forcées, voilà, j'ai pensé très fort à Saint-Nicolas et à la protection de l'enfance. Et à la promesse trahie de la protection de l'enfance, qui est, qui reste à ce jour une promesse trahie, quoi, c'est quand même… On n'y est pas encore, c'est dur, quoi, d'être un enfant. On est quand même trimballé dans les choix des adultes, ça reste violent, je pense, d'être un enfant et… Du coup, voilà ce truc de rester un enfant, ça me questionne parce que, parce que…



Arnaud:



Que c'est vrai, c'est, on peut l'entendre aussi comme ça, la protection de l'enfance. C'est, c'est pas seulement la protection des enfants.



Anna:



Oui.



Arnaud:



C'est protéger l'enfance.



Anna:



Oui.



Arnaud:



Pour faire qu'elle ne s'éteigne pas.



Anna:



Oui, mais. Et en même temps. Quand on voit le travail de Consolate, on se dit que c'est super de grandir, que c'est super de devenir un adulte.



Arnaud:



Oui, mais que de grandir, c'est pas éteindre l'enfance.



Anna:



Mmh.



Arnaud:



C'est rester capable de faire de l'or avec du plomb.



Anna:



Mmh.



Et aussi ce moment-là, je sais pas toi comment tu l'as vécu, le moment où on a dû lire la phrase.



Arnaud:



Mmh. Je l'ai pas mal vécu. Je me suis dit, si à un moment je vois qu'il y a une phrase qui apparaît que j'ai pas envie de dire, je la dirai pas, je suis pas du tout senti pris en otage comme beaucoup de gens me l'ont ensuite… Et toi ?



Anna:



En fait, moi je suis tellement allé à la messe, j'ai tellement répété des choses… que j'étais hyper contente de répéter quelque chose qui ait du sens pour quelqu'un… Et en fait, j'ai senti quelque chose dans mon cou se déployer.



En fait, c'était comme si j'avançais, la tête courbée par l'impuissance et la honte. Aujourd'hui, je pense que c'est au...



Arnaud:



Au quotidien ?



Anna:



Au quotidien, je sais pas toi, mais je pense qu'on est nombreux à ressentir ça. Une forme d'impuissance et de honte et d'indignité, tu vois, face…



Arnaud:



De honte ? D’impuissance, je vois bien, mais de honte ?



Anna:



Bah en fait, tu vois, à cause de tous les problèmes, quoi, tous les problèmes sociaux, du partage des ressources au niveau mondial hein, je dirais. Du manque de solidarité au niveau mondial ? Qui reste en fait institué avec notre complicité forcée par le biais du vote ou de la démocratie telle qu'elle s'organise aujourd'hui. En fait, je peux pas m'empêcher de me sentir…



Arnaud :



Complice ?



Anna:



Complice, ouais. Enfin en tout cas, forcée d'être dans cette posture de complicité et en fait, au moment où j'ai lu la phrase en fait, mon coup s'est déployé comme si je quittais cette posture de honte pendant deux minutes, quoi. Et comme si en fait… Consolate tu vois, elle a dit que c'était un projet égoïste qu'elle faisait pour elle. Elle a écrit ça quelque part et je trouvais ça hyper humble parce qu'en vrai, franchement, ça fait longtemps que j'avais pas eu l'opportunité ou qu'on me donne l'opportunité en fait, se redresser la tête 5 minutes pour quitter cette sensation d'impuissance et d’indignité.



Arnaud:



Ça me rappelle un truc, quand je suis allé à la première manif pour la Palestine. J’y suis allé tout seul, parce que pareil, il faisait dégueulasse, juste avant que je parte il y a eu un orage de grêle, les enfants étaient fatigués donc on les a mis à la sieste et du coup, j'étais tout seul. C'était la première fois, je pense, que je me retrouvais, enfin, que j'ai fait une manif seul de bout en bout, vraiment de bout en bout. La première personne que j'ai croisée que je connaissais, c’était au moment de partir.



J'ai mis un, j'ai mis beaucoup, beaucoup de temps avant de scander les slogans. Et j'ai ressenti un truc un peu comme ça de… du moment où à un moment donné, ta voix s'engage, en fait.



Anna:



Oui.



Arnaud:



Et tu, en fait, tu reconquiers un truc. Que c'est pas juste faire du bruit avec les, avec les autres c'est, c'est… faire passer ces mots-là par ta bouche quoi et… Bah c'est comme, c'est comme chez le psy, en fait. T'as beau penser des trucs depuis 15 ans, du moment où tu dis le mot pour la première fois, il s'est passé vraiment quelque chose.



Anna:



Ouais, c'est d'ailleurs… D'ailleurs je ne cesse de remuer cette espèce de mystère biblique qui raconte que le monde s'est créé par un mot en fait. Enfin désolée, c'est très, c'est très grossier comme analogie (rires). Mais le début de la Bible… Oui, l'idée que le monde s'est créé parce que c'est comme ça qu'on, que les, enfin, les choses adviennent par la parole. C'est quand même une idée que je trouve vraiment juste aussi parce que c'est aussi comme ça, en comprenant ça, qu'on peut défaire une forme de violence.



En faisant attention aux mots qu'on emploie. Au commencement était le verbe. Le monde est un sort qu’on a jeté.



Et comment t'as compris toi cette présence du miroir ?



Arnaud:



J'ai pas compris. Non, non, j'ai pas compris euh... Non.



J'allais dire, même si ce n'est que de façon très littérale et même littéralement, je comprends pas en fait. Je, je… Parce qu'en plus j'ai pas de souvenir précis de comment il intervient. Puis surtout j’ai pas trop cherché.



Anna:



Quand est-ce qu'il bouge et cetera.



Arnaud:



Réincliné.



Anna:



Oui, il se retourne à un moment donné, on se voit dedans. Ouais.



Bah pour pour moi, pour moi c'était se regarder en tant qu'Assemblée, donc pour moi c'était un peu l'œil de, tu vois, sur, une sorte d’œil moral sur notre responsabilité, quoi politique. Notre racisme, notre ignorance et notre force aussi en tant que groupe qui soutient Consolate par l’écoute, la présence. Notre force et faiblesse de témoins.



Mais aussi je sais pas, il y a pas longtemps, il y a Julien qui m'a redit un truc qui reste toujours mystérieux pour moi. En fait je ne m'intéresse vraiment pas assez à la science ou aux sciences cognitives. Franchement, j'en ai rien à foutre. Je préfère que tout reste mystérieux et poétique, et sûrement d'ailleurs ça ne s'oppose pas et c'est très bête de ma part de dire ça, mais… Il me disait, tu te rends compte qu'on voit tout à l'envers et que notre cerveau passe son temps à remettre les choses à l'endroit ? Et du coup, j'ai imaginé que dans la tête de Consolate, il y avait des sacrées mises au point… qui avaient dû se faire, quoi, de...



De remettre les choses pas forcément à l'endroit parce qu'il y a pas un endroit et un envers, mais remettre les choses dans une forme d'ordre ou de refaire une mise au point. Et du coup, j'ai imaginé que ce miroir qui bouge racontait ses mouvements intérieurs. De focale ou de… Réajustement de la vision.



Et je me suis aussi dit que c'était méga bling bling et qu'elle se faisait plaisir. Ça je trouvais ça plutôt cool en fait. Tu sais un peu en mode OK, t'as envie de mettre un gros miroir au-dessus de nos têtes ? Ben ouais OK, d'accord, t'as mis un gros miroir au-dessus de nos têtes, tu vois, un peu comme si ça avait été une giga boule à facettes, tu vois ?



Arnaud:



Ouais, je le fais parce que je le peux.



Anna:



Est-ce que toi y a un élément comme ça au théâtre ? T'adores quand il est là ?



Arnaud:



Ah. Euh…



La réponse facile, ce serait de dire… ça dépend toujours comment c'est utilisé, mais ça, ça dispense de chercher.



Je crois, un truc que j'aime vraiment, vraiment bien, c'est la sensation d’obscurité dans la salle.



Anna:



Hmm.



Arnaud:



Que vraiment y a un truc de…



D’être dans le noir et de, tu vois. Qu’il y ait vraiment zéro services quoi.



Anna:



Et tu l'as vu Matamatà ? non ? de Bruno Freire, c'est entièrement dans le noir. Quasi. Et la danse c’est quasi dans le noir, on voit quasi rien.



Arnaud:



Mais tu vois par exemple la semaine dernière mon frère m'avait invité à l'opéra pour mon anniversaire. Donc je suis allé voir la Légende du Tsar Saltine. Qui donc est l'opéra où il y a le fameux Air du Bourdon, là. Donc c’était un peu le spectacle de Noël. Et en fait pendant le premier acte, j'étais vraiment, vraiment pas content d'être là.



Anna:



Mais quel ingrat ! (rires)



Arnaud:



Et… Et en fait, j'ai compris. Parce qu'au 2e acte, tout à coup, ils ont fait le noir dans la salle. Alors que jusque-là, en fait, toute la… En fait, ils ont fait tout le premier acte, mais ça dure 1h et quelques, quoi. Où en fait le public est éclairé. Et ouais, y a, j'ai… Y a eu un truc qui s'est détendu en moi !



Anna:



Quand il y a eu le noir.



Arnaud:



Quand le noir est venu, j'ai fait : ah mais voilà, en fait c'est ça parce que j'avais pas, j'avais pas identifié en fait j'avais pas remarqué qu'ils savaient qu'ils nous avaient laissé dans la lumière pendant une heure et demi et que enfin… et vraiment y a eu un truc de… OK ça commence quoi, enfin.



Anna:



C'est drôle, je comprends tellement ! je crois que ça m'est déjà arrivé de regarder et d'attendre et de dire non, non mais c'est bon, ils vont nous sortir de la lumière maintenant. Laissez nous tranquille avec la lumière… Exactement la même chose quand quelqu'un allume une lampe de poche dans la forêt. Je suis super en colère. J'ose pas toujours le dire, mais je veux vraiment pas qu'on… je veux que mon regard s'habitue à l'obscurité.



“ce qui aveugle à force de trop briller” … le mystère et l’opacité versus la transparence.



Arnaud:



Bah c'est ça, c'était en plus… Bah il y avait les deux, c'est-à-dire que premièrement ils jouaient devant le rideau de fer sur 3 mètres de proscénium, avec juste des costumes, c'était chiant… Plus, ils nous mettaient dans la lumière quoi. Et en fait pareil, 3e acte, rebelote, quoi donc on a vraiment eu que le le 2e acte… En plus tu vois vraiment les, les bonnes idées de metteur en scène d'opéra, quoi. De : « OK, alors on va faire… » parce qu'en plus ils ont plaqué… Tu vois l'histoire un peu ou pas ?



Anna:



Non, pas du tout.



Arnaud:



Bah c'est une assez jolie histoire, c'est l'histoire de d'une… D'une jeune femme qui est mariée au tsar qui lui fait un bébé. Ses trois sœurs sont folles de jalousie et elles déclarent que ce bébé est un monstre. Et le traitent comme tel. Et puis, le tsar par la guerre et tout à coup arrive un édit du tsar. Qui, sans donner la moindre raison, condamne sa femme et son fils à être enfermés dans un tonneau et jetés à la mer. Donc voilà, tempête et cetera, ils échouent sur une île. Se libèrent du tonneau et il s'avère que c'est une île enchantée. Pour survivre au début, il veulent chasser, donc ils se fabriquent un arc, puis là tout à coup arrive un cygne qui vole et qui en fait est pourchassé par un rapace. Donc le jeune garçon abat le rapace. Et il s'avère qu'en fait la, le cygne, c'était une fée et le rapace un sorcier.



Et donc elle lui dit : Bah voilà, j’exaucerai tes vœux, et cetera. Il veut d'abord aller se venger de ses tantes. Et donc elle le transforme en bourdon pour qu'il puisse aller ni plus ni connu dans le château du Tsar piquer ses 3 tantes à la paupière pour les 2 premières. Enfin, au sourcil ou à la paupière, et la 3e dans l'œil. Donc il l’éborgne. Et entre-temps, il est devenu le prince de l'île. Et c'est une île enchanteuse, enfin enchanteresse… enchantée, qui a piqué la curiosité du tsar, qui veut venir la visiter. Et donc à la fin, le tsar revient. Voilà, c'est les retrouvailles. Tout finit bien. Sauf que, grosse idée de mise en scène. En fait, avant le début de l'opéra, la chanteuse qui joue la mère vient en mode non-jeu ou quasi-non jeu. Parler de… Du destin que c'est d'avoir un enfant autiste.



Anna :



Ah ouais,



Arnaud :



Qui vit dans les histoires et tout ce que tu endures aussi, comme maman, et cetera, et cetera. Et du coup, il y a cette grille de lecture sur tout le spectacle…



Anna:



Qui vient se poser là, comme…



Arnaud:



Voilà, jusqu'à la fin où en fait les retrouvailles joyeuses se concluent par une crise de panique du gamin et la mère qui hurle et la lumière s’éteint. Donc il y a un truc de, vraiment de… de retournement du propos quoi.



Anna:



Mais du coup, ça devient quoi ? Ça devient l'histoire d'une mère qui voudrait tuer son enfant ?



Arnaud:



Non, c'est l'histoire d'une mère qui veut, bah qui se fait chasser par son mari parce que son enfant est autiste, un enfant qui ne vit que dans les contes qu'il imagine. Et puis finalement elle veut bien donner une seconde chance au père apparemment, enfin si c'est ce que je comprends parce qu'il faut jongler quand même avec le double discours…



Anna :



Oui c’est ça…



Arnaud :



Sauf qu'en fait l'enfant supporte pas.



Donc il y a un truc de en fait, tout est condamné de, du début à la fin quoi. L'enfant n'a de salut que dans l'imaginaire. Et puis… Y a pas moyen de travailler avec ça, ‘fin tu vois. Et puis de nouveau donc dans ce truc hyper… Premier acte dans des costumes de… un peu babouchka, mais en motif crayonné comme ça, devant ce rideau de fer. Zéro accessoire à part 4 chaises… Deuxième acte, tout se passe derrière un tulle dans une espèce de grotte où tout est projeté en en mapping. Vraiment l'intérieur du crâne quoi. Et puis derrière, 3e acte de nouveau le rideau de fer. Tout le monde en vêtements contemporains et euh, pft pft pft pft… Bref.



Mais donc ce noir, ouais, j’étais vraiment fâché quand ils l'ont pas remis. Enfin tu vois, y a un truc de franchement…



Anna:



Oui ce noir et ce sort problématique réservé à l'enfance quoi. Enfin c'est ça dans ce que tu me racontes, j'entends ça aussi. En fait, j'entends. La vie d'une mère ruinée par un enfant difficile. Ben c'est, c'est violent, c'est… Ce que j'entends, ça c'est pas forcément ça qui est raconté ou que t'as vu même, mais…



Arnaud:



Bah si c'est ce qui est dit dans le prologue qui est rajouté, qui est greffé sur la pièce.



Anna:



Il y a pas longtemps, je suis allée voir une pièce, je ne me souviens plus du titre, c'était une metteuse en scène incroyable, libanaise, ça passait au National.



Je me souviens vraiment plus du titre, mais en tout cas elle en vient à revisiter le mythe de Médée qu’elle renverse ou qu’elle ne tient pas pour acquis…



Comment une mère en vient à tuer ses enfants ? Pourquoi ?



Quelles menaces pourraient peser sur les enfants au point qu’on en viendrait à leur souhaiter la mort ?



Et donc elle fait une lecture politique et elle réhabilite quelque part la figure de Médée en disant : attention en fait, ça n'existe pas en fait les mères qui tuent leurs enfants.



Et si une mère tue son enfant, elle a une bonne raison de le faire. En tout cas, elle se retrouve dans une situation où il y a peu d’alternatives.



J'ai trouvé ça ultra fort. Elle a abordé la question des femmes qui ont des enfants martyrs.



Arnaud:



Des enfants soldats, tu veux dire ?



Anna:



C'était, c'était plutôt les mères qui se retrouvent… ça parlait plutôt du djihadisme en quelque sorte. Donc pas tant de, pas de la figure de l'enfant soldat, mais plutôt de la figure du martyr en fait.



Arnaud:



Qui va se faire exploser ?



Anna:



Ouais, c'est ça en fait. Et de la mère qui peut même encourager ou éprouver un déshonneur si son enfant ne le fait pas.



Et d'autres situations mystérieuses, elle, elle… Ce qu’il y avait de super chouettes, c'est que pour le coup y avait pas une seule grille de lecture, tu vois ? Y avait cette piste-là, du djihadisme qui arrivait de manière très incarnée, tu vois, c'est-à-dire qu'elle jouait vraiment le rôle d'une, d'une femme désespérée ayant subi des violences pas possibles, prise dans une sorte de rédemption religieuse en fait.



Arnaud:



Oui, oui de sublimation.



Anna:



De sublimation exactement, et elle bon, elle le jouait très très bien et après elle rejouait son propre rôle d'intellectuelle francophile, libanaise…



Arnaud:



Comment ça s'appelait ?



Anna:



Je sais plus. Je sais pas comment j’ai pu oublier, c'était tellement génial, et la pièce et son nom… Je vais aller voir (c’était Jogging et la femme sublime est Hanane Hajj Ali).



Et après elle jouait aussi le rôle plus mystérieux d’une sorte de femme dans un fait divers qui avait tué ses enfants alors que c'était la femme d'un grand notable. Tu vois, une histoire un peu à la Bernanos, en province… Et ce crime-là n'était pas élucidé. Mais elle nous invitait à nous poser la question…Qu'est-ce qui a pu mener à ça, dans une société plus feutrée où les violences sont moins nommées, tu vois ?



Et de nous poser plus largement la question de la violence subie par les enfants, y compris la violence systémique… Et là, pour le coup, il y avait pas une seule interprétation tu vois, comme dans ce que tu as subi, toi.



Et ça pour moi, ça reste… enfin. En tout cas, je sais que si moi j'ai une… Si je peux avoir une obsession en tant que dramaturge, c'est celle de la polysémie, en tout cas. Mais c’est parfois dur d’y arriver. Pour moi, il faut qu'il y ait plusieurs interprétations possibles en même temps et qu'on puisse tisser des liens entre des choses qui a priori n'ont pas de rapport.



Arnaud:



Oui. Oui-oui-oui-oui-oui-oui.



C'est clair.



C'est le plus dur.



Anna:



Ouais.



Arnaud:



Parce que ça suppose de décoller de tes obsessions justement, et… Ou de celles de l'artiste en question, de dire « mais remets du trouble, remets de la polysémie, remets de la disponibilité ».



Anna:



Oui, et de se dire que c'est pas quitter une forme de sincérité.



Mais en tout cas je sais pas comment on peut aider les gens à faire ça. Tu vois, je sais pas.



Arnaud:



Non non. Bah ouais, c'est compliqué. Mais enfin c'est, ouais.



Anna:



Pour moi Lara Barsacq elle avait réussi à le faire. Il y avait une forme de polysémie dans ce spectacle que nous sommes allés voir et il y en aussi pour moi dans la forme à laquelle Consolate nous invite. Il y a polysémie et encore plus… il y a plusieurs personnes dans la même personne. Il y a l’enfant, l’artiste, la personne ici et là bas au Burundi et en Belgique qui essaie d’être la même et qui questionne cette unité, il y a la justicière, la vengeresse, la guide, l’hôte et plusieurs identités possibles aussi pour le public : celle de témoin, de complice, de juré, de privilégié, d’ignorant, de patient, de soignant, d’invité.



Arnaud:



Ah, oui.



Anna:



Ouais. Ben j'avais vraiment bien aimé quand t'avais dit que c'était marrant, que les choses puissent être aussi claires. Et redevenir opaques.



Arnaud:



Oui ça m'a rappelé, c'était sur un autre niveau, mais c'est Robin Renucci, je sais pas si tu vois qui c'est… Un metteur en scène français… Tout ce qu'il y a de plus… Classique, quoi. Enfin je veux dire pas au sens de enfin… après j'ai jamais vu ses spectacles quoi, mais… Il, il parlait, euh, il parlait, je l’avais vu parler au théâtre du Peuple à Bussang. Et il disait, il y a quand même un problème récurrent sur les scènes de théâtre françaises, c’est à quel point tous les signes… sont fléchés.



Anna:



Oui. Oui !



Arnaud:



Tout est fléché. On va te mettre ça pour te flécher vers là qui va te flécher vers là et ça m'avait marqué.



Anna:



Oui.



Arnaud:



C’était il y a très longtemps, mais ça m'a, ça m'a pas quitté.



Qu'un signe, c'est pas une flèche en fait, c'est vraiment autre chose, qu’il y a un charisme du signe. Y a une duplicité du signe, un creusement du signe... Enfin y a plein, plein, plein, plein, plein de choses qui font que c'est tout sauf une direction ou une autorité. En tout cas, c'est disponible à plein d'autres choses. Et qu'en fait… le fléchage, c'est pas un signe, c'est un signal. Enfin c'est des signaux. Enfin, ou des signalements. Enfin tu vois, mais… Dans les signes, il y a autre chose que le, que le signal quoi.



Anna:



Oui.



Arnaud:



Est-ce que t'as faim ?



Anna:



Ouais, j'ai faim. Et j’ai un coup de fil à midi et demie, avec Entropie.



Arnaud:



OK.






Anna Czapski & Arnaud Timmermans

Trouver la distance juste

Consolate est présente au centre de la scène, dispositif scénique en forme d’arène, ou bien d’agora. Le public l’entoure. La position qu’elle occupe n’est pas une position d’autorité. Elle commence assise sur le gradin du fond, au milieu d’une partie du public qui est rentrée avant les autres. Invitation a été faite aux personnes racisées de s’installer en premier.



Dans “Carte noire nommée désir”, Rebecca Chaillon a recours au même procédé à ceci prêt que le public est littéralement séparé en deux, dans un face à face de regards. Dans Icirori (qui pourtant évoque un miroir en Kirundi), l’effet produit est très différent et joue moins sur l’opposition : les personnes racisées rassemblées sur un gradin identique aux autres semblent former un coryphée, prêt à prendre la parole. La distance instaurée est donc tout autre. Le théâtre existe en tant qu’utopie : une place publique où la cité se rassemble, confrontée ensemble à ce qui est juste.



Consolate se lève parmi elleux, une voix, une histoire parmi d’autres. Autour d’elle, sans doute y a-t-il d’autres récits qui combinent aussi intimement histoire et Histoire. C'est une histoire parmi d’autres, suffisamment proche pour qu’on puisse s’y rattacher : nous sommes toustes connecté·es à l’Histoire, à la géopolitique, à la colonisation… impossible de continuer à imaginer que tout est loin, que cela n’a rien à voir avec nous toustes.



Consolate instaure une proximité, de par la teneur autobiographique de son récit, mais surtout, pragmatiquement, de par la distance restreinte entre son corps et celui du public. Cet espace exigu l’expose ; elle n’est pas loin d’être vulnérable. Cependant le public n’est pas en position de force, car nous sommes installé·es très bas. Trois hauteurs de gradins, mais le plus haut ne surplombe pas la scène. L’équilibre est subtil, et malgré la tonalité générale -devant nous se déplie un scandale historique, le spectacle se joue mezza voce. Sans doute que la colère coule en profondeur, mais la surface est apaisée. Consolate est calme. On a pu entendre que savoir se tenir à distance de la colère est une position de privilégié·es. C’est le cas dans la confrontation, dans l’urgence, dans la survie : il faut être aveuglé·e par ses privilèges pour juger avec dédain l’éclat de colère. Mais lorsque celle ou celui qui a été bafoué·e, trahi·e, poignardé·e a survécu, s’installe alors une confiance ancrée dans le sol, comme deux jambes : Consolate peut regarder la petite fille qu’elle était en souriant, elle peut écouter les conseils de ses parents tués par la guerre avec sérénité, elle a retrouvé une famille qu’elle pensait disparue…



La pièce se termine avec une invitation à lire collectivement une lettre, fictive, de l'État Belge reconnaissant sa culpabilité dans les abus et les injustices qu’a engendrées sa politique d’adoption internationale. La majeure partie du public s'exécute et déclame en chœur. Est-ce que je pourrais alors faire un lien avec ce coryphée que j’ai cru voir en début de spectacle? Je ne pourrais aller jusque là car il me manque un élément: sur le moment, je n’ai pas pensé à regarder comment réagissait la partie du public qui était entrée en premier. Est-ce que les personnes racisées ont alors participé à la déclamation collective? Je n’y avais pas réfléchi avant qu’une amie afro-descendante qui a assisté à une des représentations me dise qu’elle avait refusé de demander pardon au nom de l'État Belge et donc qu’elle n’a pas participé à ce moment de lecture collective. Cette possibilité m’avait échappé. Elle reste comme un angle mort, parmi d'autres peut-être.



Note : Durant le spectacle, j’ai essayé de donner quelques clefs de lecture à ma fille de sept ans qui était là avec moi. J’ai tenté ça et là de l’inviter à prêter attention aux textes qui apparaissaient sur les écrans ; j’ai essayé de lui expliciter le contexte… J’ai souvent hésité à trop lui en dire. La présence de la comédienne, ses gestes mesurés, les quelques objets suffisaient sans doute à lui offrir une expérience entière, bien qu'étrange depuis son point de vue. J’avais sans doute peur qu’elle passe à côté de quelque chose. Depuis ma position de spectateur·ice expert·e, d’auteur·e, sensibilisé·e aux questions décoloniales, je n’avais pas imaginé que moi aussi je pouvais passer à côté de quelque chose. Ou que je n'avais pas fait attention à trouver la distance juste.





Flo Delval

Kwireba

Consolate Sipérius, dans sa pièce "ICIRORI", nous transporte au cœur d'un périple émotionnel, dévoilant avec sincérité les tournants de sa vie marquée par l'adoption illégale, la perte, et la découverte tardive de sa véritable famille.



Cela a commencé dans le couloir quand moi et toutes les personnes racisées sommes rentrées en première, petits pois et pansements pour peaux foncées à la main. Déplacer les regards, afin de regarder, et non d’être regardé.



Consolate nous guide dans son univers intime, avec des sons, des odeurs, des images, des fragments de ses souvenirs. Pour rencontrer les corps, les traumatismes de sa mémoire, lieu de guérison.



Son histoire transcende les clichés et les tabous sur l’adoption, nous confrontant à une réalité souvent ignorée. En 1988 au Burundi, où Consolate Sipérius naît dans le tumulte du génocide. La pièce nous guide à travers les tragédies de son passé, du massacre de ses parents. Vendue à des parents adoptifs sous de faux prétextes, elle se retrouve seule à 7 ans dans une famille belge qui la perçoit davantage comme une jolie petite fille noire, sans pour autant la connecter à ses racines.



Consolate et Consolata, l’enfant intérieur. Avec ce processus identitaire, elle partage chaque étape de ce périple intérieur, une épreuve, une invitation à explorer les arcanes de soi-même. Aller au Burundi, c’est pour elle politique, faire le choix d'y retourner. On lui a arraché une identité, une culture, une langue. Prendre par la main cette petite fille et refaire ce trajet, lui permettre de se reconnecter à elle-même. Et aux multiples dissociations dues à tout cela. Elle s'y est confrontée, et j’admire son courage pour tout ce qu'elle a accompli. Cette pièce offre, elle aussi, des réponses, une lueur d'espoir pour tous ceux et celles à qui l'on a dérobé une part d'eux-mêmes.



Nous sommes invités à nous asseoir sur des « collines », permettant d’emprunter son chemin et être au centre du récit. La voix calme de l’artiste nous guide tandis que des vidéos projetées ajoutent une dimension visuelle à cette exploration émotionnelle.



La force de la pièce réside dans la simplicité et l'authenticité avec lesquelles Consolate partage son histoire. Elle se livre, dévoile les cicatrices de son passé et les plaies encore ouvertes.



Le récit s'entrelace entre le Burundi et la Belgique, soulignant les contrastes entre les deux mondes. Entre le trauma du génocide qu’elle venait de vivre et ces étrangers qui allaient devenir sa famille dès son arrivée à Zaventem.



Moi aussi, je me rappelle de mon arrivée à Zaventem, à 7 ans, ce n’est certes pas dans les mêmes circonstances, mais je ne peux que partager ma peine, celle de cette petite fille qui a dû très tôt développer des mécanismes de survie.



Quand le racisme passe, il brise tout sur son passage, la recherche d'identité devient alors un puzzle à compléter, avec des pièces manquantes, des pièces volées, et d’autres qu’on finit par retrouver enfouies sous le canapé.



La découverte de sa sœur aînée vivante déclenche le retour aux racines familiales au Burundi. Les retrouvailles filmées ajoutent une dimension puissante à la pièce, créant un lien direct entre l'artiste, sa famille et nous, le public. L'effet miroir devient tangible alors que nous sommes invités à mettre des pois sur les collines de l'enfance de Consolate. Cette communion devient un appel à la responsabilité collective, nous confrontant à la réalité des trafics d'enfants liés aux adoptions internationales.

 




Marie Paule Mugeni

Entrelacs

Consolate Sipérius nous prend par le cœur, par le plus tendre et le plus blessé en elle, et donc aussi en nous, pour nous amener de l’autre côté des clichés dans lesquels on se réfugie volontiers—ceux qui font semblant que les crimes contre les enfants sont rares, ou lointains, ou exagérés, ou qu’il est légitime, même raisonnable de les ignorer. Elle naît au Burundi en 1988, voit ses parents, ses frères et sœurs massacré·es au cours du génocide, s’enfuit dans la forêt avec une sœur aînée ; elles survivent par miracle et se réfugient en ville chez une tante. La guérison aurait pu commencer là, dans la douceur d’une famille qui persiste à être et aimer en dépit du pire. Mais comme c’est le cas pour tant d’autres enfants vulnérables, l’horreur ne s’arrête pas : la petite fille est trafiquée et vendue à des parents adoptifs, flanquée de papiers qui certifient que tous les membres de sa famille sont décédés. Elle atterrit à 7 ans, seule, à Mouscron, dans une famille qui n’attend pas un enfant, mais une commodité racisée, « une jolie petite poupée noire », exotique et calme.



ICIRORI (le mot Kirundi pour « miroir ») nous raconte cette histoire, ou plutôt il nous la fait vivre : les spectateurices reçoivent dans le couloir des petits pois secs et un sparadrap, et sont invité·es à prendre place sur des gradins très bas (environ 30cm de hauteur) disposés en carré. Le soir où j’y vais, quatre adolescentes ne peuvent retenir un fou rire alors que le spectacle commence. Consolate Sipérius, qui est encore dans les gradins à côté d’elles, leur sourit et leur parle doucement ; elles font de leur mieux pour rester calmes. La performeuse se rend au milieu du grand carré que nous formons, mais elle ne nous parle pas directement ; c’est sa voix enregistrée que nous entendons. De part et d’autre, des indications ou des vidéos sont projetées sur des écrans. Et au centre, l’artiste, qui vit, bouge, agit et ressent au fur et à mesure que se raconte son propre récit.



L’histoire s’énonce petit à petit, sans brutalité mais sans fausse pudeur non plus : les choses sont dites simplement, les faits sont nommés avec sensibilité et clarté. C’est cet entrelacs, si rare, si délicat, qui me bouleverse : Consolate se lance sur les traces de Consolata, son nom d’enfant burundais, avec une intégrité et une sincérité singulières, qui sont la marque du courage immense qu’exige une plongée en soi sans ambages, a fortiori quand l’histoire intime est, comme la sienne, brûlée de toutes parts par des feux monstrueux. La clarté de sa voix, la simplicité du dispositif, ce miroir qu’elle se tend à elle-même nous rappellent de mille façons que tout ce qu’elle dit est vrai—non seulement factuellement, mais surtout intimement : elle peut nous raconter son histoire parce qu’elle a plongé au plus profond et s’est rencontrée.



Ce travail intérieur permet à une parole fine et généreuse de s’énoncer, et cette qualité de ton est elle-même la condition de la rencontre avec un public. Car ce dernier peut être paresseux dans sa compassion si on ne lui laisse pas l’espace pour ses propres explorations : une colère, un chagrin exprimé·es avec trop d’emphase, et c’est la moitié de l’assistance qui s’est recroquevillée sur elle-même, heurtée qu’on ne lui laisse pas le choix de ses émotions, ou dérangée dans son voyage intime.



Mais si cette rencontre avec les spectateurices a vraiment lieu, le spectacle peut déployer ses puissances guérisseuses : pour l’artiste comme pour le public, c’est dans l’échange que peut opérer l’envoûtement mutuel qui va de l’un.e à l’autre pour apaiser les cœurs meurtris. Tout repose sur la qualité du chemin personnel de l’artiste, qui permet la finesse et la rencontre, et je ne peux assez exprimer mon admiration pour celui que partage avec nous Consolate Sipérius.



Le récit est tissé d’allers-retours temporels entre le Burundi et la Belgique, que nous suivons grâce aux dates notées sur les écrans. L’artiste nous raconte la crise burundaise, la fuite, la vie chez sa tante, et puis l’avion, étrange et terrifiant, et l’arrivée à Zaventem à 7 ans, où un inconnu lui en présente un autre en disant « C’est ton papa ». S’en suivent des années d’aliénation, où le racisme est partout présent, dans la famille, à l’école, et dans son propre esprit, qui se persuade qu’elle n’est pas noire pour survivre à l’interdit de la différence dans un Mouscron uniforme et violent. Mais toujours, les voix de ses parents disparus, Capitoline et Joseph, l’accompagnent, l’aiment, la rassurent, et lui permettent d’avancer. Consolate Sipérius se construit joie, famille et carrière malgré l’incompréhensible cruauté de son enfance.



Et soudain, un message sur Facebook : sa sœur ainée est vivante et l’a retrouvée. La surprise est sidérante et le voyage se prépare lentement. Puis un jour d’été, l’artiste embarque pour Bujumbura avec quelques ami·es-collaborateurices et retrouve peu à peu les sien·nes. Elle nous montre la vidéo des retrouvailles et d’une promenade sur les collines de son enfance, au milieu des champs de ces mêmes petits pois que nous égrenons depuis le début du spectacle, et qui créent entre nous toustes une communauté du geste, une méditation collective et spontanée, dont nous comprenons à présent le sens. Nous sommes relié·es les un·es aux autres, à l’artiste, à son histoire et aussi à sa famille.



Mais ce lien nous dit aussi que si les enfants maltraités ne sont pas les nôtres, à nous les adultes, à qui sont-iels ? Il nous incombe de faire face à la souffrance des enfants autour de nous, et de prendre la mesure de la responsabilité de notre pays dans les trafics liés aux adoptions internationales. Car les crimes contre les enfants ne sont ni rares, ni lointains : ils sont quotidiens, nombreux, abjects, et parmi les pires d’entre eux sont organisés par des états riches qui se donnent une nauséabonde bonne conscience en achetant dans des pays pauvres des enfants souvent enlevés, ou monnayés à des parents qui ne savent pas lire les papiers d’adoption qu’on leur fait signer. Consolate Sipérius nous invite à prononcer collectivement des excuses au nom de l’État belge, et mon cœur se dit qu’il y a là un instrument puissant de prise de conscience, de guérison collective et de transformation : car en actant d’une seule voix de notre volonté de nous confronter à ce fléau, ce ne sont pas seulement nos esprits, mais aussi nos corps qui sont affectés, et ces effets souterrains, obscurs, enracinés n’auront d’autre choix que de dire, tôt ou tard, leur vérité.




Caroline Godard