Fampitaha, fampita, fampitàna, trois mots malgaches signifiant comparaison, transmission et rivalité. Dans une partition de gestes abstraits et figuratifs, la danseuse et chorégraphe Soa Ratsifandrihana se nourrit de son récit diasporique et de ses origines malgaches pour nous raconter une histoire qu’elle aurait aimé entendre ou voir enfant. Récits radiophoniques, musicaux et chorégraphiques s’entremêlent dans une performance entre l’oralité et le mouvement pour nous rappeler que les corps, au même titre que les paroles ou les sons, portent nos histoires. Ratsifandrihana – précédemment remarquée en tant que danseuse de Rosas dans la nouvelle version de Fase – s’est inspirée de paroles et récits qu’elle a recueillis lors d’un voyage récent à Madagascar. Entourée du guitariste Joël Rabesolo et des performeur·euses Audrey Merilus et Stanley Ollivier, elle voyage vers une forme d’errance et explore comment, à l’image de la créolisation, plusieurs influences peuvent mener à un éclatement inouï de cultures. Tout comme le changement d’accentuation entre « fampitaha », « fampita » et « fampitàna » fait évoluer le sens du mot, les danseur·euses glissent d’un état à l’autre et semblent suivre un mouvement en perpétuelle métamorphose.
Fampitaha, fampita, fampitàna
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Fampitaha, fampita, fampitàna
Présentation : Kunstenfestivaldesarts, Théâtre Varia, Kaaitheater
Direction artistique : Soa Ratsifandrihana
Chorégraphie et interprétation : Audrey Mérilus, Stanley Ollivier, Soa Ratsifandrihana
La phrase footwork est de Raza
Musique originale et interprétation : Joël Rabesolo
Dramaturgie : Lily Brieu Nguyen
Collaboration artistique : Jérémie Polin Razanaparany aka Raza, Amelia Ewu, Thi Mai Nguyen
Lumières : Marie-Christine Soma
Costumes : Harilay Rabenjamina
Son : Chloé Despax, Guilhem Angot
Regard sur les questions de transmission et d’identité : Prisca Ratovonasy
Textes : Sékou Semega
Vidéos : Valérianne Poidevin
Régie générale : Blaise Cagnac
Régie lumière : Diane Guérin
Régie son : Guilhem Angot
Développement, production, diffusion : ama brussels – Babacar Ba, Clara Schmitt, France Morin
Production déléguée : ama brussels, Théâtre Varia en collaboration avec Météores
Coproduction : Kunstenfestivaldesarts, Kaaitheater, Théâtre Varia, Charleroi danse, MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, ICI – centre chorégraphique national Montpellier Occitanie (direction Christian Rizzo), centre chorégraphique national d’Orléans (direction Maud Le Pladec), Le Gymnase-CDCN Roubaix, La Place de la Danse-CDCN Toulouse • Occitanie, Fonds Yavarhoussen, Tanz im August/HAU Hebbel am Ufer, Fonds Transfabrik - fonds franco-allemand pour le spectacle vivant, La Coop asbl, Shelter Prod, A-CDCN (Les Hivernales – CDCN d’Avignon, La Manufacture – CDCN Nouvelle-Aquitaine Bordeaux • La Rochelle, L’échangeur – CDCN Hauts-de-France, Le Dancing CDCN Dijon Bourgogne-Franche-Comté, Chorège CDCN Falaise Normandie, Le Pacifique – CDCN Grenoble • Auvergne • Rhône-Alpes, Touka Danses – CDCN Guyane, Atelier de Paris – CDCN, Le Gymnase CDCN Roubaix • Hauts-de-France, POLE-SUD CDCN Strasbourg, La Place de la Danse – CDCN Toulouse – Occitanie, La Maison Danse CDCN Uzès Gard Occitanie, La briqueterie CDCN du Val-de-Marne)
Résidences : ICI – CCN Montpellier Occitanie, La Bellone – Maison du spectacle, Gemeenschapscentrum De Kriekelaar, Université d’Antananarivo, KAAP, Le Gymnase – CDCN Roubaix, Théâtre Varia, CCN d’Orléans, Radio Grenouille | Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels, Fédération Wallonie-Bruxelles – Service de la danse, Wallonie-Bruxelles International, taxshelter.be, ING et tax shelter du gouvernement fédéral belge
Soa Ratsifandrihana est artiste en résidence au Kaaitheater pour la période 2023-25
Remerciements à : Julie Iarisoa, Makwa Joma, Arikaomisa Randria, à Naivo | Merci à Maria Dogahe, Jonathan, Do sy Bodo | Pour Rado
Détours
Se mettre en condition de recevoir une proposition artistique, a fortiori quand on adopte un rôle de critique, c’est laisser à la porte ce avec quoi on est venu. Le réseau intertextuel personnel n’a pas réellement droit de cité. Pourtant les textes, les sons, les goûts que l’on emporte avec soi entrent en interaction avec l’expérience de la pièce. Or les conventions nous demandent de délicatement élaguer ces impuretés.
Dans les transports en arrivant au Varia, je lis Les Abysses de Rivers Solomon, qui raconte de manière métaphorique, entre science-fiction et merveilleux, la manière dont les Afro-Américain·es doivent à la fois perpétuer la mémoire de l’esclavage tout apprenant à s’en détacher. Les profondeurs - les abysses du titre, qui figurent évidemment la mémoire, jouent un rôle central dans ce récit de mutation et de résilience.
Par son récit d’introduction, Fampitaha, fampita, fampitàna crée une cartographie singulière qui relie les Antilles à Madagascar - un tracé certes dessiné depuis la France et la Belgique d’où s’expriment les interprètes. Cet espace entre l’Atlantique et l’Océan Indien a hanté mon expérience de la pièce. J’ai lu la proposition de Soa Ratsifandrihana au travers de la lentille d’une imposante masse d’eau, qui rendait concret l’éloignement des racines et donnait un poids à l’écriture de la mémoire. Mais l’océan est aussi ce qui relie toutes les terres, et qui paradoxalement annule les distances. Cette lecture fait certes partie de la pièce, mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui accorder une importance centrale. Ou plutôt : je n’ai pas voulu m’en empêcher et expérimenter un léger biais, un pas de côté, qui ne trahit en rien l’essence de la pièce.
J’ai lu cette étrange plasticité des distances à de nombreux niveaux dans la pièce. Pourrais-je dire que c’est ce qui en a fait une expérience extrêmement chorégraphique?
La pièce s’ouvre sur une conversation créole / français où les différences et les ressemblances dans les souvenirs et les parcours sont abordées de manière ludique : rapprochement, éloignement constituent un écosystème complexe qui a réussi à se reconstituer en dépit du saccage et de l’exploitation de la colonisation.
Après une rapide présentation orale, pour situer d’où (géographiquement et culturellement) les interprètes prennent la parole, le corps prend le relais. Quand la voix revient, cela sera sous forme chantée, c’est-à-dire non seulement dans son rapport le plus intime au corps où elle résonne, mais aussi dans son rapport au collectif, puisque le chant est une parole qui circule et s’amplifie dans un moment de communauté.
Malgré les éloignements forcés, de la violence de l’esclavage aux migrations, des racines se sont reconstitués sous la surface et elles n’ont pas seulement relié des vies à de lointaines terres d’origine, mais ont créé un réseau étendu, qui court-circuite les géographies politiques.
La chorégraphie de Soa Ratsifandrihana pourrait être lue comme un travail sur ces liens souterrains (ou sous-marins), alors qu’elle emprunte des formes populaires qui ont circulé entre les archipels et les îles d’une part et les terres des colons d'autre part. Elle travaille à retirer des couches d’apparat pour montrer une réalité crue, tout en préservant la dynamique de résilience et d’adaptation engendrée par la pratique collective de la danse et de la musique.
Allures
Ce qui dans la forme est venu te chercher
à l’endroit même où confusément tu t'es senti
témoin plutôt que spectateur
où très vite ton regard dramaturge ou critique a cédé la place
pour qu’existent
les temps les décalages les gonflements dans la pulsation
plutôt que
les images les mots les figures de loin en loin reconnaissables
qu’insiste
en-deçà des motifs explicites, entre eux et pour ainsi dire tout autour
en-deçà aussi d’un illusoire sentiment d’appartenance ou d’unité scène-salle
chaque distance restant mesurée pour que puisse avoir lieu sans trompe-l’oeil le partage en cours
les pas de chaque danseur danseuses musicien trouvant
dans l’impossibilité de l’unisson (plus juste : son renoncement)
la texture musicale et proprement chorégraphique
de ce jeu
de cette liberté
le souffle
de ce départ léger des eaux lignées de la danse européenne
clin d’oeil moqueur et bientôt rageur au continent avide d’oublis d’arraisonnements d’assimilations
que dans la succession de ces tableaux aux couleurs tranchées
dans l’archipélage de ces matières caustiques tendres allègres meurtries éruptives sérieuses
se gonflent les courants qui continuent de porter ensemble
ces quatre corps qui là se rencontrent
dans leurs écarts et dans leurs confluences
ces quatre vies qui traversent le plateau pour une heure et s’y déposent chacune à son timbre
à sa façon de poser le pied de lever le bras
de faire trembler le sol rebondir le talon
se mouvoir autour du silence
amplifier les accords tenir les mélodies ouvrir les percussions
se répéter la musique d’une langue qu’on s’interdit d’oublier
jouer la colère pour mieux la tenir proche
et vive
passer sous les rideaux de perles du souvenir
danser
.
Parler de circulation dans ces intervalles
entre les corps les lieux les histoires les regards
ce serait délaisser peut-être la sensation principale
d’une épaisseur ou plutôt de consistances
comme celles qui ne s’éprouvent vraiment qu’avec la dent -
la mastication d'une viande ou de guimauves
l’éclatement d’un raisin
textures et densités qui bien sûr
se sourcent aux histoires insulaires et diasporiques irriguant la pièce
au jeu de ficelle avec la comparaison la transmission la rivalité inscrites au titre
mais peut-être plus encore
ou plus immédiatement disons
dans ce qui échappe à tout nom
(autre que vie)
mais se montre ici
en toute clarté
Corps exilés, corps libérés, corps réparés
Lundi 27 mai, j'ai été me blottir dans la chaleur rassurante du hall du Théâtre Varia en attendant l'ouverture des portes de sa grande salle. C'était ma première fois au Kunstenfestival et je n'avais pas grande idée de ce que j'allais voir mis à part que la personne en charge de la direction artistique était malgache et que le spectacle tournerait surtout autour de la danse.
Lorsqu'on se prend une claque, on s'y attend rarement. C'est pareil pour une claque artistique, sauf que celle-ci vous fait du bien. Elle vous prend aux tripes, vous fait oublier votre gsm et le monde autour de vous, et vous procure de la joie et de l'espoir. La proposition de Soa Ratsifandrihana m'a fait cet effet-là.
L'histoire commence tranquillement par des bavardages timides de bord de scène entre deux jeunes qui se posent les questions que se posent celles et ceux qui se reconnaissent comme des enfants de diasporas. Conversation sereine et habile comme point de départ d'une émancipation qui après cela, ne s'opère qu'à travers les mouvements pluriels des corps sur la scène. Pluriels car on peut, dans le travail chorégraphique de Fampitha, fampita, fampitàna, déceler le fil conducteur de l'histoire de ces quatre corps portant en eux l'histoire de trois générations dans trois coins différents du monde, tous anciennement ou actuellement colonisés par la France. Joël (Rabesolo) : originaire de Madagascar, première génération, accompagne les chapitres dansés avec ses compositions musicales. Soa (Ratsifandrihana), elle-aussi originaire de Madagascar, deuxième génération danse et fait le lien entre les trois temps mélangés de sa création : la comparaison, la transmission, la rivalité (traduction du titre de son œuvre). Audrey (Merilus) et Stanley (Ollivier) - qui parlaient de leur héritage familial avant que la musique et la danse les emporte - sont de la troisième génération et viennent respectivement de Haïti et de la Martinique.
Les présentations sont faites devant le public, par les corps et leurs expressions multiples, et sont rappelés par plusieurs petits procédés malins dans lesquels les vérités coloniales s'expriment, parfois même avec humour. Le rire, dans ce bruyant ballet, est présent. Je l'ai observé chez mes voisins de salle à des moments où je ne voyais moi pas matière à rire. Mais la gêne suscite le rire, et donc ce que vous étions en train de regarder : les corps, les voix, la musique, les danses, les rappels, les histoires, les parcours ont tenu en alerte le public hétéroclite de la grande salle du Varia. Le message qui nous est délivré me parle parce qu'il est visible, mais aussi parce qu'il reste malléable, comme les corps des trois artistes danseureuses. Leur agitation est presque une révélation pour moi. Je les ai regardés se mouvoir jusqu'à la transe comme on s'extasie devant des dansereuses étoilés. Comment des corps sont-ils capables de telles prouesses ?
Dans cette performance, la magie de la danse se mêle aux cris politiques qu'accompagnent les mots, les tenues de scènes et bien sûr les partitions de Joël Rabesolo. Les styles musicaux s'enchaînent aux rythmes du long chemin réparateur pris par le trio qui lui, enchaîne les pas, les chorégraphies et les marshmallows (avalés furieusement pendant le show comme on avalerait des couleuvres).
Je suis sortie de la salle dans une euphorie palpable. Émue de cette guérison collective qui avait sûrement touché au cœur les personnes concernées de la soirée. La satisfaction était visible dans les yeux pétillants des personnes qui continuaient de s'agglutiner pour bavarder à la sortie. Mais après un rapide tour aux toilettes, j'ai soigneusement évité les regards connus pour partir immédiatement. Je voulais garder mon euphorie pour moi jusqu'au dernier moment.
Pour un dialogue bruyant
Au plateau, commençons par les objets.
Vannerie flashy, froufrou, jupons, jabots, guimauves.
Soa, qui veut dire bon, bien, bonheur en malgache et qui est la chorégraphe et l'autrice a une robe de la même couleur que la guimauve rose et blanche qui est aussi sur scène. La guimauve qui est sur scène est dans un bocal mi confiserie mi pharmacie. Aussi, on pense plus à du poison qu'à un bonbon.
Cette dichotomie douceur et danger sera de la partie tout du long.
Sur scène, Audrey Merilus, danseuse et performeuse est là aussi.
Audrey a un costume de flibustière, de boucanière, de pirate des caraïbes.
Stanley Olivier est là aussi. Il a une chemise à jabot, je crois. Il danse aussi.
Joël Rabeslolo est là aussi. Il a un costard blanc, je crois, avec des étoiles pailletées cousues dessus, je suis sûre. C'est le musicien génial.
Qui sont iels ?
Iels parlent, dans ce spectacle.
Voici là des corps avec plusieurs langues qui dansent dedans et dehors.
Iels disent des noms d'îles pour se présenter.
Leurs îles d'origine, première ou deuxième génération d'immigration.
Soa et Joël : Madagascar.
Stanley : Guadeloupe et Martinique
Audrey : Haïti
J'aime bien qu'ieles se présentent comme cela.
Comme des représentant·es, des ambassadeur·ices.
Mi- meeting politique mi-eurovision.
Je me souviens de cette chanson de Gainsbourg rappelant un coup d'état au Brésil en 64:
« les sambassadeurs sont venus en dansant, avec des tubas jusqu'aux dents...
y-a-pas le feu pour se faire casser la gueule..mieux vaut danser..(...) »
Avec des tubas jusqu'aux dents parce qu'iels ont des mouvements et des pauses qui évoquent les souvenirs de guerres et de révoltes comme ce geste de fusil qu'on recharge, de crosse que l'on serre mais dans une exultation de corps joyeux et de mélodies ultra groovies, cordes pincées et guitare amplifiées, aura électrique.
Nous sommes invités à une reformulation, revisitation, célébration de
FAMPITAHA, FAMPITA, FAMPITÀNA.
Ces trois mots signifient Comparaison/Transmission/Rivalité. Je crois que le Fampita est une tradition et c'est aussi le titre de la pièce.
C'est une danse populaire malgache, qui se danse encore, au clair de lune.
Au clair de lune quand la lune est pleine car la pleine lune éclaire naturellement.
Je crois comprendre qu'il s'agit d'une sorte de battle clash harmony
où les danseurs.euses s'agencent progressivement après une résistance des identités et singularités de chacun.e.
Iels choisissent d'être ensemble mais d'abord les corps insistent sur les influences, racines, signatures plurielles de leurs histoires et constructions personnelles.
J'ai appris cela dans Rouge Cratère, un splendide et radieux podcast, l'autre partie de l'œuvre de Soa, qui est en fait un diptyque, réalisé avec le concours de Sékou Semega et Chloé Despax et qui retrace l'un de ses derniers voyages-enquête à Madagascar.
On y entend encore l'incroyable musique de l'homme au costume étoilé, le pan-guitariste et luthier qui a plein de cordes : Joël Rabesolo.
J'espère que je ne dis pas n'importe quoi. Au sujet de cette danse traditionnelle.
Je dis je crois car je ne suis pas sûre. J'ai donc écouté le podcast et je partage ce que j'ai retenu.
Je crois que c'est la chorégraphe et conteuse Julie Iarisoa qui en parle à Soa.
Le podcast parle aussi de cela. Des mensonges et trahisons de l'histoire.
Nous, les rejetons, nous ne savons pas toujours de quel côté regarder l'histoire.
Ça fait ça, ça crée ça... de grandir entre plusieurs cultures.
Ça s'appelle le dialogisme. C'est une faculté intéressante. Très peu valorisée par les sociétés dominantes qui proposent qu'on choisisse un camp : le leur.
Les rejetons, dans la bouche de Soa, désignent ciels qui vivent entre.
Entre des mondes, entre l'île et la diaspora. Avec des trous dans la mémoire, des trous dans la langue, des trous dans le cœur.
L'historienne Helihanta Rajaonarison, dans le podcast, parle aussi de trous de mémoire qui s'installent dans la culture et qui prennent parfois même la forme de mensonges.
Des fois l'histoire a été mal racontée.
C'est en l'écoutant que je comprends la présence de cette robe à froufrou parmi nous.
C'est en l'écoutant aussi que je saisis le lien entre la guimauve (qui symbolise le poison de l'amnésie forcée) et la robe.
La robe que Soa porte sur scène au début du spectacle, rappelle celle de la reine Ranavalona 1ère, dans un tableau demeuré célèbre. La reine Ranavalona est illustre. C'est une figure qui paraît ambivalente, et pour cause....
Ranavalona 1ère, née vers 1788 et décédée le 16 août 1861, est une reine malgache issue des hautes terres de l'île (en Imerina). Elle règne sur le royaume de Madagascar de 1828 à 1861. Elle est décrite par l'historiographie coloniale et dans l'historiographie chrétienne traditionnelle, comme un symbole d'obscurantisme et de cruauté et mais en réalité c'est une actrice de l'indépendance et de la résistance anti-coloniale.
On a retenu d'elle cette phrase, en réponse aux prétentions des missionnaires chrétiens : « ny fomban-drazako tsy mba mahamenatra ahy na mampatahotra ahy ! » (« Je ne ressens ni honte ni crainte au sujet des coutumes de mes ancêtres ! »).
Et cette autre phrase :
« Aussi, en ce qui concerne la religion, soit le dimanche, soit la semaine, les baptêmes et les réunions, j'interdis à mes sujets d'y prendre part, vous laissant libres, vous, Européens, de faire ce que vous voudrez.
Signé : Ranavalonamanjaka »
Mais quel panache, cette reine. On aimerait presque entendre un truc ainsi en ce moment.
Mais quelle grandeur, quel sens de l'accueil.
Nos dirigeants devraient en prendre du grade.
En ces temps menaçants, où l'on entend des trucs idiots comme La France revient et où il est question en réalité de bataille violente pour assoir une hégémonie qui ferait bien de continuer à se fendouiller de plus en plus, à se fissurer pour de bon, pour le bien, pour la beauté, n'a ton pas envie de dire à la France :
Arrête ton char
Enlève ta robe de mensonge toi aussi
demande pardon
rends le pognon
arrête de mentir
Assume-toi
avec tes accents
basques, dunkerquois, bretons, mais aussi marocains, malgaches, polonais, italiens, roumains.
Assume-toi.
On n’oubliera pas : la violence, l'humiliation.
Et sur la piste de danse, l'air de rien, l'air de tout... on te marchera sur les pieds, on te donnera des coups de cul.
Ce qui est dingue, nous dit Helihanta Rajaonarison, historienne, c'est que le tableau qui réprésente la reine, n'est pas du tout un vrai portrait d'elle. Ce qui symbolise vraiment bien cette ambivalence du personnage dans les différents plis de la mémoire.
La robe qu'on enlève, dans le spectacle, est la robe à froufrou guimauve du mensonge colonial qui s'instille comme un poison jusque dans les représentations contemporaines, jusque dans les imaginaires des enfants malgaches encore aujourd'hui.
Dans le podcast, Soa explique que sa petite cousine, malgache âgée de 8 ans, parle aussi de la reine comme d'une sale méchante... c'est sans doute plus crousty comme ça.
On a retenu que la reine était sanguinaire alors que la reine tenait à ses origines et protégeait son peuple de la domination culturelle et de sa normalisation.
On a donc oublié.
Là est le poison bonbon mensonge.
La guimauve représente le poison de l'oubli organisé. Le poison de l'invisibilisation forcée.
Et Soa, rejetone de la diaspora, a aussi été élevée dans l'oubli.
Rouge cratère : c'est le trou de son histoire et le plus grand mystère de sa vie, c'est Madagascar si proche et si loin.
Le diptyque est donc celui de sa reconquête.
A ce moment-là du spectacle, il y a une chanson de hip hop très très marrante sur le médicament guimauve de l'oubli, sur l'amnésie organisée.
La référence est hilarante.
Le nom du médoc de la chanson (pardon j'ai oublié) est emprunté à un épisode des Simpsons.
L'épisode s'appelle Le Bon, le Triste et la Camée (France) ou Le bon, l'abrutie et l'achalant (Québec) (The Good, the Sad and the Drugly).
Lisa Simpson qui devait faire un exposé sur le devenir de Springfield dans 50 ans, devient dépressive, s'étant aperçue que la planète serait alors pratiquement détruite par l'être humain. Ses parents l'emmènent chez une psychiatre qui lui prescrit des drogues anti-dépression. Mais Lisa devient trop positive et manque d'embrasser le ventilateur, ce qui conduit Marge à lui confisquer les pilules.
Bref, le diptyque est une reconquête. Cette reconquête se joue à deux endroits cruciaux.
A l'endroit de la langue.
Soa apprend le malgache car Soa a été privée de sa langue maternelle ou presque, à cause de la France qui impose une culture ultra douteuse et dangereuse de l'identité unique... et par le choix parental de privilégier la langue française pour la réussite scolaire, républicaine.
Avons-nous idée de la dissonnance et de la tristesse que ça peut être, d'aller à Madagascar ou à Haïti, pays chéri des origines, pays d'amour et d'y arriver avec le français comme outil de communication et instrument de torture ?
Double tristesse pour Soa, pour Audrey qui ont grandi privées d'une partie d'elles même et qui se sentent, petites, honteuses d'aller retrouver les leurs dans une langue balbutiée ?
Alors, tenir la langue. Tenir à la langue.
Dans le spectacle, les danseurs.euses parlent. Iels parlent en français mais aussi dans leur langue maternelle.
A la toute fin, Audrey Merilus, parle toute seule pour ne pas oublier. Pour ne pas laisser mourir la langue en soi.
La reconquête a aussi lieu à l'endroit du corps et de la danse.
Car ce qu'a appris Soa dans ses retours initiatiques au pays, en tant qu'adulte, c'est que Madagascar survit en elle-même quand elle ne se bat pas pour cela.
C'est la chorégraphe et conteuse Julie Iarisoa qui lui dit un jour :
« Quand tu danses, on dirait que tu n'as jamais quitté l'île. »
Comme cela doit faire du bien d'entendre cela.
D'entendre et de réaliser que nous portons des traces, des paysages, des mémoires de nos origines. Que l'immigration ne nous a pas tout pris. Que nous ne sommes pas amputés aussi violemment. Que notre honte ne devrait pas être si grande.
Le corps contient des choses anciennes qui remontent et ressortent au-delà de ce qu'on peut espérer.
Et sur cela, on peut compter.
Partant de ce qui est déjà là en elle, de sa part malgache, de sa mémoire corporelle, Soa la chorégraphe invente une danse plus proche d'elle.
Elle complète son écriture chorégraphique avec ses danses de cœur. Elle apprend d'autres gestes à Madagascar, d'autres tics. Son écriture chorégraphique est marquée par un apprentissage très exigeant auprès des académies, conservatoires et compagnies internationales qui valorisent des danses et pratiques abstraites, qu'on appelle parfois même savantes au détriment de danses populaires ou d'autres territoires culturels invisibilisés. Elle rétablit la balance, elle fait une meilleure place pour d'autres références.
Elle dit qu'elle se féralise, qu'elle s'ensauvage, au sens politique du terme.
Elle désembourgeoise, elle décolonise. Elle réveille.
Elle crée une danse de justice restaurative.
Cette force émancipatoire nous gagne. Cette force réparatrice agit sur moi aussi.
Je pleure beaucoup en l'écoutant parler.
Surtout quand j'entends cela :
s'arrêter de s'excuser des vies qu'on a pas vécu
arrêter d'avoir honte de bégayer la langue
Et je suis très heureuse, soulagée …. de réaliser que tout ne meurt pas, que tout ne se perd pas. Qu'immigrer ce n'est pas seulement laisser pourrir et crever une culture en soi. Que c'est aussi l'abriter pour toujours, même en dormance, comme un blob qui peut toujours se réveiller.
C'est aussi le don reçu de pouvoir faire naître des nouvelles plages, de nouveaux paysages là on l'on se situe, là où l'on se tient...
Par la force du dialogisme.
C'est moi
J'ai 9 ans. J'ai aussi un cratère. Un cratère rideau de fer.
Je décide de faire un exposé à l'école comme Lisa Simpson pour lutter à ma façon contre l'oubli
Je m'assieds en face de mes parents dans la cuisine minus et je prends un carnet
Je me souviens qu'il est jaune
Je le remplis entièrement
Je pense : c'est mon premier livre.
C'est l'histoire de la Pologne racontée par mes parents.
Le titre est : Tumulus Krakus oudes forestiers de Voïvodie
J'emporte des objets de la maison
Je partage tout ce que je peux dans tous les sens
Je chante une chanson
Mon amie Aurélie Borowski me rejoint.
Je montre une cape de montagnard
J'explique comment on prononce le CZ et le SZ
Nous créons un mouvement
Il y a Lakdar et Djamel Araria qui enchaînent avec l'Algérie.
Ils apprennent des mots d'arabe à la classe.
On rit parce qu'on est nuls en prononciation.
Comme je connais des diphtongues chelous, je suis ultra zélée pour les dire.
Nous faisons des efforts car nous connaissons les moqueries et les grimaces des français qui entendent les autres diphtongues chelous.
Nous nous disons que nos langues sont belles.
MANINDRA FO SOA. Ho an’ilay zaza very
Ce sont des guimauves qui ont ventousé la memory
C'est une reine qui s'est enfuie du tableau
C'est une danse de vérité virevoltée
Les rejetons rejouent le fampita
Le dialogue bruyant
Danser en se comparant
Se comparer pour apprendre
Faire nous en dansant
Battle Transmettre
Double appartenance
Fampitaha, Fampita, Fampitana, une exploration multidimensionnelle de l'identité.
Mêlant danse, musique et création radiophonique, il invite à un voyage étonnant au cœur d’une l’histoire, un voyage marqué par l’émotion, la réflexion et la confrontation.
Le plateau devient un espace de défi et de dialogue entre quatre corps : ceux des performeur.euses, du guitariste.
Ces corps, en interaction constante, se défient, se choisissent.
Cette chorégraphie cherche à construire un vocabulaire entre les corps et l'histoire, un vocabulaire qui permet de comprendre ce qui lie les individus et ce qui les singularise.
Les mouvements sont délicats, exprimant une dualité constante entre la mémoire et la résilience.
Enfants de la diaspora, tiraillés entre deux cultures : celle de leurs parents et celle du pays où ils grandissent.
Cette double appartenance est représentée sur scène par des mouvements contrastés, parfois harmonieux, parfois discordants, symbolisant la confusion identitaire et la difficulté à trouver sa place. Naviguant entre les traditions et les influences contemporaines.
Renouer le dialogue avec les îles d’origine, un processus à la fois complexe et profondément significatif.
Les mouvements chorégraphiques et la musique créent une ambiance immersive qui transporte le public vers les paysages, les sons et les histoires de Madagascar.
Cette reconnexion avec les racines est une quête d'identité, une recherche d'ancrage et de continuité pour les enfants de la diaspora.
La colonisation a imposé des cultures étrangères, marginalisant les langues et traditions de ceux qui ont subis.
La perte et la rupture des liens culturels et familiaux se ressent.
Les performeur.euses incarnent cette volonté de récupérer une histoire effacée, une tentative de réappropriation qui passe par le corps et le mouvement.
Je repars du spectacle avec une note de guérison et de réconciliation. S’offrir la possibilité du langage.
Ce dialogue retrouvé entre diasporas et lieux d'origine, une parade à l'exil, une affirmation de soi dans toute sa complexité et sa richesse culturelle.
C’était une invitation à la réflexion et à la reconnexion avec nos racines, une célébration des identités multiples et une reconnaissance des histoires partagées.