Avec RUUPTUUR, Mercedes Dassy fracasse subtilement tes attentes.
Ça commence avec la rupture organique. Tu vois, les danseuses se harnachent de prothèses qui leur donnent des allures de centauresses. Mais ces deux pattes arrières font comme s’il leur poussait un exosquelette cybernétique. Dans ce premier temps, la bande de filles s’assemble et se disloque puis se dissémine. Les duos évoluent en duels et font suite à une ronde. Leur langage est celui d’une danse contemporaine coupée au hip-hop, voire au krump. Les mouvements sont saccadés, fragmentaires et kaléidoscopiques. Là, tu crois déceler quelque chose de l’organisme. Comme si chacune des performeuses était une métastase. Comme si elles rejouaient la division cellulaire ou comme si dans la nature, la rupture était affaire d’engendrement.
Après une longue pause, la musique déraille et des sons techno hardcore actionnent les centauresses. Elles font des mouvements explosifs. C’est le moment du déchaînement et en même temps, tu te sens arriver à un point critique. Un imaginaire clinique te submerge : état limite phase maniaque obsession psychotique… Sur le gabber, les lumières stroboscopiques délirent. T’as l’impression, tu vois des figures d’aliénation quand Kim Keysens lance son runway walk robotique tandis que Justine Theyzens interprète la violence de l’acte sexuel sur sa prothèse arrachée. Comme si ça craquait, comme si ça claquait. Comme si ça luttait et que ça flanchait. Toi t’es sur le point de câbler. C’est la rupture systémique.
Ça t’atomise tellement que tu ne suis pas la transition lorsque vient la rupture romantique. Celle qui écorche et laisse une douleur exquise, comme un guilty pleasure, quand tu te surprends toi-même à goûter ton côté mielleux. T’en es presque grisé.e sur ton siège tant les performeuses sont généreuses. Leurs mouvements sont synchronisés et tu te revois comme si tu vivais le drame avant le love, lypsinc choré MTV and all… Comme si tu te trouvais à ça d’entonner avec elles les paroles d'Alicia Keys, ce que tu entends à ce moment-là ‘’I'm gonna hold on to the times that we had / Tonight.’’ Comme si leur danse t’entraînait dans un script émotionnel qui t’agrippe parce que tu le reconnais.
Enfin, ça fait silence autour, pendant que l’une d’elles, seule au centre de la scène, se met à tourner sur elle-même. Sa prothèse est toujours sanglée, les pattes arrières vacillent dans l’apesanteur en suivant son mouvement. Tu penses transe derviche mandala. La musique a laissé place à une ambiance sonore, bruissement de la nature. Les performeuses tressent des bouquets de fleurs sur leurs armatures. Les gestes heurtés se font caresses, le groupe se reforme, et c’est comme si ce quelque chose qui avait dégénéré se régénérait enfin, une consolation.
RUUPTUUR ça pourrait être cette ruée vers un sens à chercher pour toutes ces cassures que tu traverses ; mais voilà, à aucun moment le spectacle n’est narratif. Alors quand survient l’instant final de la performance, que tu remontes le fil de ton expérience à travers les multiples brisures éparpillées par endroits, tu percutes comment les performeuses ont joué avec toi.
Aux premiers instants du spectacle, elles se disputent les touches d’une tablette controller en adressant un regard joueur à toi qui est dans le public, parce que l’air de rien, t’es physiquement là, toi présent.e dans la salle. À ce moment, les performeuses rejouent une scène que tu connais, tu sais quand y’a embrouille pour décider qui va choisir le son. Là, elles te mettent déjà dans la sauce de tes effusions qui te suivront tout du long. Tout va finir par s’ambiancer, l’air de rien, malgré les transitions musicales insolites et les interruptions.
Et puis il y’a ce moment où Maeva Lassere joue les préceptrices pour les trois autres. Elles répètent « I. I Hate. I Hate You », et t’as envie de continuer sur l’air de Kelis (I hate you so much right now), sauf que l’air de rien ce n'est pas ce qui est prévu ici. Alors tu devines que ce qui est en jeu, c’est de rompre avec tes intuitions, au moment même où elles sont sur le point de se concrétiser. À chaque élément d’anticipation ou de représentation que le spectacle semble dresser, à chaque élément d’intellectualisation que ça semble pointer, tu sens une facétie à rejouer et déjouer la connivence ; le vertige serait tout à fait, mais c’est sans compter la sincérité qui t’affecte à plein d’endroits.
Dans les usages de la musique mainstream par exemple. Pas question d’être authentique ici. Tu laisses cette notion à d’autres qui n’ont pas l’apanage de jouir de cette culture. Ce n’est pas de la citation vide non plus. C’est juste du kif, viscéralement, et l’air de rien, ça te ravit.
Au plateau, le décor est fait de tables en bordel, à croire que la bande vient tout juste de sortir de répétition, qu’elles n’ont pas eu le temps de ranger avant le début du spectacle. En même temps, les performeuses y piochent leurs accessoires avec désinvolture. L’air de rien, les frontières sont floues entre le cadre de la performance et ce que tu vis là, ton réel n’est peut-être qu’une prothèse pour le plateau, et tout joue avec le détachement qui en devient émancipateur.
Tout est comme ça dans le spectacle de Mercedes Dassy, jusque dans la farce du salut final qui vient désintégrer le protocole d’une salle de théâtre en même temps que ça pulvérise ton carcan de spectateur.rice. Plutôt qu’un instant ‘’exit-oir’’, un signe que c’est la fin, où le public se ferait cravacher vers la sortie de la salle, une dernière fois les performeuses taquinent ton exutoire. En rang devant toi, elles laissent planer la situation qui glisse l’air de rien vers un au revoir hilare, prétexte à d’ultimes mouvements de danse pour quitter la scène, et te laisser éprouver au galop leur exaltation.
Et lorsque tu auras senti, que pour te galvaniser dans tes fissures, plutôt que de les cabrer comme si… vaut mieux les danser l’air de rien,
alors tu auras atteint le point de RUUPTUUR
Marwane Lakhal