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Ruuptuur

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RuuptuurMercedes Dassy

















Théâtre National
Durée : 1h

Avec : Kanessa Aguilar Rodriguez, Kim Ceysens, Mercedes Dassy, Justine Theizen

En alternance avec : Dora Almeleh, Maeva Lassere

Dramaturgie et conseil artistique : Sabine Cmelniski

Costumes : Justine Denos

Son : Clément Braive

Lumières : Caroline Mathieu

Collaboration dramaturgique : Maria Kakkogianni

Regard extérieur : Judith Williquet

Régie lumières : Bryan Albert

Régie son : Clément Braive

Production et diffusion : ama brussels

Production déléguée : Atelier 210, ama brussels

Coproduction : Charleroi danse, Théâtre de Liège, VIERNULVIER, La Villette, Points communs - nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise, la Coop asbl, Shelter Prod, Atelier 210, Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis

Avec l’aide de : la Fédération Wallonie-Bruxelles / Direction de la Danse, Wallonie-Bruxelles International, Wallonie-Bruxelles Théâtre/Danse

Avec le soutien de : La Villette, La Bellone, Buda KunstenCentrum – Courtrai, le studio Thor, Taxshelter.be, ING, Tax-Shelter du gouvernement fédéral belge

Mercedes Dassy est artiste associée de Charleroi danse.

















Artiste du corps et de l’image, Mercedes Dassy est passée du solo (i-Clit en 2018, B4 Summer en 2020) au collectif avec ce quatuor éruptif. La chorégraphie chez elle s’articule avec l’esthétique et le politique, dans une triangulation bouillonnante. Venues de la danse contemporaine, du hip-hop, de l’afrobeat, de la performance, les quatre interprètes de Ruuptuur entrechoquent ces langages de leurs corps à la fois contraints et augmentés de prothèses.



Les êtres hybrides, les cyborg-centauresses se lancent à l’assaut de la rupture, sous toutes ses formes, comme acte nécessaire de changement. Gros son et instants de suspension, anarchie et colère, mais aussi attention et soin, énergie adolescente et sororité brute, composent le rituel païen, cathartique et féroce, cette ruade dans les conventions. Les standards et les normes en prennent pour leur grade. Les peurs battent en retraite. Le courage se partage.



Coréalisation FAME Festival, Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Deal with it

La salle était pleine, comme souvent au Théâtre National. Sur scène, quatre corps complétés de structures prothétiques sont massées derrière une console musicale. Autour, un décor sobre et dystopique à base de fleurs et de feuillages, une plateforme métallique et une table couverte de snacks.



L'arène est à l'image de l'histoire qui s'y déroule : riche et chaotique. Un monde imaginaire où le quatuor de danseuses de Mercedes Dassy, mélange de centaures, de nymphes badass et de cyborgs désarticulés, cherche à précipiter la rupture.



Rapidement, on comprend que le langage de Ruuptuur est fait de sons et de mouvements. Le reste (et les voix notamment) est volontairement imperceptible voire incompréhensible. Le bruit, les cris, les rires, les silences et les basses sont accolés aux chorégraphies, aux transes, et aux danses qui s'enchaînent sans logique apparente. Le message de révolte qui en émane m'est familier parce qu'il est politique mais qu'il se passe de grands discours.



Je dois l'avouer : Ruuptuur m'a déroutée, questionnée et même parfois, mise dans l'inconfort. Mais je pense que c'était son but. Aucune rupture, aucune fracture ne se fait remise en cause ou sans douleur. D'ailleurs, lorsque j'ai arrêté d'essayer de trouver un sens à la succession des propositions et que j'ai fini par accepter l'absence, à mon sens, de fil rouge, j'ai pu mieux en apprécier les enjeux. Car Ruuptuur pousse le·a spectateur·ice dans ses retranchements et teste ses limites pour susciter l'acceptation même d'une rupture avec ses propres attentes.



La performance nous invite à déconstruire nos réalités par des jeux de miroirs successifs qui donnent à voir plusieurs représentations du concept de rupture. C'est exaltant et pesant en même temps. Le rituel juvénile en ouverture se transforme peu à peu en exutoire sauvage jusqu'à un climax aux allures d'exorcisme. Le public est sommé de lâcher prise, au signal par de cris très stridents suivi de silences à tout rompre. Nous sommes les témoins de l'euphorie, de l'innocence puis de la souffrance et de la colère des quatre protagonistes qui laissent déferler leurs émotions et entrechoquer leurs corps de chair et de métal.



L'univers de Ruuptuur se décline en dualités et se présente comme une fable dystopique grotesque où la sororité se vit de manière explosive. Les visages de ce joyeux chaos sont ceux d'une révolte profondément féministe qui prend des traits mythologiques et fantastiques mais s'ancre pourtant dans le réel avec des références musicales et chorégraphiques bien senties.



Ruuptuur est un ovni scénique qui rompt avec beaucoup de codes et en cela, c'est une œuvre intéressante. Cela dit, sa forme peut aussi en rebuter plus d'un·e mais encore une fois, aucune rupture ne se fait sans douleur. A nous de faire avec !



Laïss Barkouk

Frontière

Avec Ruuptuur, Mercedes Dassy nous propulse dans une dystopie aux allures de rituel où danse, politique s’entrelacent dans un tourbillon. Les quatre interprètes, hybrides mi-cyborgs, mi-centauresses, évoluent dans un univers où la rupture, tant physique que symbolique, devient un acte de résistance et de transformation. La scène, envahie par des prothèses insectoïdes et une atmosphère industrielle, évoque à la fois la violence de la machine et la pulsion de vie qui traverse chaque geste.



Dassy joue sans cesse avec les codes, déconstruisant la gravité apparente de ce monde pour laisser place à un sentiment. Les pattes d'insecte, d'abord menaçantes, deviennent des accessoires manipulés avec désinvolture. La musique pop fait vibrer les corps, injectant une énergie contagieuse qui dissout la terreur.



Entendre Kelis sur "I Hate You So Much Right Now !" m’a fait danser, et m’a immédiatement replongé dans mon adolescence, ma période rebelle où tout semblait si intense et contradictoire. Ce besoin de chercher qui on est, tout en rejetant les règles et en testant les limites. On se perd autant qu’on se découvre.



Là où on s'attend à un spectacle sombre, Ruuptuur célèbre avant tout le plaisir du mouvement. Les danseuses, bien que prisonnières d’un décor post-apocalyptique, se réapproprient la scène avec une sororité palpable. Dassy nous montre ainsi que même dans les univers les plus aliénants, l’humanité persiste, se réinvente et trouve ses raisons.



Quand la scène explose en une cacophonie viscérale, où la musique dérive vers des rythmes techno furieux, soudain, tout s’anime. Les corps se heurtent, s’élancent dans des mouvements vifs et incontrôlables, comme si la mécanique même des corps allait se briser. Chaque éclat déforme les contours des danseuses, des figures d’aliénation prennent forme dans ce chaos orchestré. Il y a cette tension palpable, une lutte qui semble atteindre son paroxysme. Tout craque, tout lutte, mais aussi tout flanche. C’est le moment où tout bascule, où le système implose, laissant place à une rupture imminente, inévitable. L’énergie brute du collectif capture cet instant suspendu où la folie et la révolte se confondent.



À un moment durant le spectacle, j’ai regardé la salle remplie et me suis demandée si cette foule comprenait vraiment. Comprenait-elle ce va-et-vient entre colère et sororité, entre violence et humour? Ce jeu subtil avec les attentes du public, où les corps en scène oscillent entre des moments de tension et d’ironie libératrice. Pourtant, c’est dans ce qui pourrait ressembler au chaos que Ruuptuur trouve sa frontière.



Marie Paule Mugeni

Fouetter la couette

C'est des femmes voitures avec du toupet et des nattes arrachées aux vaincues.



C'est des femmes motrices qui se rafistolent.



Avant, elles paissaient tranquillement comme des victimes de Printemps.



Chair à sacre.



Maintenant elles font tourner des Colts.



Je cours dans la rue après le spectacle.



Je galope, attristée.



Je me vois comme une porteuse d'eau. Une tresseuse de panier.<



Je ne veux pas faire tourner des colts.



Déjà, je ne conduis pas. Je ne suis pas une femme voiture. J'ai peur de tuer quelqu'un tellement je suis dans la lune.<



Je pense à Crash de Ballard. Voici une reconstitution en tentative d'encastrement Crash-Ruuptuur.



Extension de fer et de moleskine de nos culs de leader, nous pilotons des chars de verre et de métal poli qui boivent de l’or noir et fument comme des raffineries.



Assises dans ces casques-oeuf, dans ces armures mouvements, qui sont nos nouvelles peaux-carcasses, nos volontés de puissance enflent tranquilles.



Frôler l’extase dans des courses poursuites et risquer la pénétration des machines dans nos chairs.



Je suis triste.



Je me souviens de toutes ces nuits d'enfant à penser à la deuxième guerre dialmon. Aux ruines de nos fermes détruites, au grand-père des bois assassiné. Je me souviens que j'avais choisi le doudou qui ferait l'exode avec nous si jamais. Je me souviens des murmures à me rassurer qu'elle est derrière. Fantômes européens qui sont revenus ce soir.
Maintenant la guerre semble devant.



Oh, je sais bien qu'elle est dedans pour beaucoup.



Je pense à Robert Desnos et à son poème, le cœur qui haïssait la guerre, écrit en déportation avant son assassinat au camps de concentration de Terezin, protectorat de Bohême Moravie en Tchéquie.



Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille ! Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit, voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine. Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent, Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne, Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.





Je prends tout très au sérieux. Je regarde le spectacle comme un marc de café. Je ne vois pas le jeu et la joie. Fight club et goût du sang me glacent. Je sais pourtant qu'il existe un groupe joyeux, dans la ville, qui s'appelle Bruxelles Bagarre.



Je me demande si cette meute de femmes voitures est un futur possible. Je me demande si mes filles sauront se battre ou si elles sauront tisser.



Je pense à ma propre violence sous le capot. A toutes les grimaces qui trahissent. A ma guerre secrète qui doit rester discrète car je suis une bête à laine.



Quand je suis devenue une maman, j'ai pensé : « j'espère que je ne jette pas les enfants dans le feu ». Le spectacle me laisse effarouchée. Peut-être là, une vérité qui me dérange : le destin bombe de la femme-soeur ?



Anna Czapski

L'exultation

A la toute fin de Ruuptuur, les quatre danseuses s’arrêtent un peu brutalement de bouger, une seconde trop tôt, comme si le spectacle ne finissait pas son expiration. L’une d’elles se met face au public pour remercier des personnes et institutions qui ont contribué au spectacle. Il y a quelque chose qui sonne faux : elle est un peu gauche et ne semble pas y croire complètement. Les applaudissements commencent puis hésitent, désorientés: sommes-nous encore dans le rêve de la scène ou déjà de retour dans la réalité que nous partageons ?



L’adresse public était une attrape, et les interprètes se remettent à bouger quelques instants, avant que la danse ne se termine pour de bon. Je m’étais jusque-là régalée sans trop réfléchir, mais ce tour espiègle et un peu gratuit joué au public me fait rentrer d’un coup dans la chair de la proposition de Mercedes Dassy : si le quatrième mur s’est rompu pour nous rouler, si le charme qui sépare la fiction du réel peut être pris tellement à la légère, quels sont les autres endroits de bris ? Et de quoi cette ruuptuur est-elle le nom ?



Partons de l’invitation. Partout, le spectacle nous pousse à interpréter ses signes : les quatre danseuses sont harnachées à la taille d’immenses pattes arrière d’insectes, à la fois sinistres et curieusement élégantes. Le décor industriel, dans lequel parviennent à survivre quelques plants de lierre, et la musique aux accents métalliques s’y ajoutent pour évoquer un univers dystopique : nous sommes dans un avenir sombre, peuplé d’étranges cyborgs, qui parlent peu, grognent, se battent et meurent vite. Toutes les perches nous sont tendues : nous n’avons qu’à ouvrir la main pour voir dans Ruuptuur une réflexion sur la condition humaine dans un futur encore plus machinique, violent et aliénant que notre présent.
C’est ce que Ruuptuur semble évoquer, mais mon plaisir me dit autre chose. La danse de Ruuptuur danse, avec frénésie et enthousiasme. Ici, pas théorisation incarnée du geste quotidien au regard du mouvement scénique: les quatre danseuses bougent avec une jubilation palpable, leurs corps au travail se réjouissent de leur propre adéquation au rythme et à la vitesse. Les tubes pop se succèdent, et je suis ravie d’entendre Kelis et son « I Hate You So Much Right Now ! ». Dassy flirte avec l’ironie, car la chanson n’est en réalité pas chantée telle quelle. Plutôt, une des danseuses répète « I hate. I hate. I hate you » comme une prof d’anglais le ferait avec ses élèves, mais presque sur la même intonation que la chanteuse. Surtout, la référence elle-même est décalée, forcément incongrue, car en Europe, les scènes contemporaines nourrissent une méfiance, souvent doublée de condescendance, vis-à-vis de la culture mainstream. Mais Dassy ne se moque pas ; au contraire, le travail de Kelis (et d’autres comme Alicia Keys ou Véronique Samson) donne lieu à des chorégraphies jubilatoires, où la culture pop évoque un futur aliéné où tout, même l’art, est devenu industrie, mais nous offre surtout un moment d’excitation incarnée et collective, car presque tout le monde connait ces airs, et beaucoup les aiment plus qu’iels ne veulent bien l’avouer.



La dystopie est traitée avec la même ambivalence. Certes, le genre est pris au sérieux, il donne sa colonne vertébrale formelle au spectacle, et permet de créer un espace où peut (ou semble pouvoir) s’activer la pensée. Le monde va mal, nous sommes au théâtre, nous le déplorons ensemble. Mais Dassy le tourne aussi en ridicule : les armatures en pattes d’insectes, d’abord si inquiétantes, se mettent et s’enlèvent sans qu’on n’en fasse grand cas ; les danseuses meurent et renaissent un instant plus tard ; elles choisissent la musique qui irrigue ce monde apocalyptique sur une tablette au graphisme dépassé ; elles se battent et prennent soin les unes des autres la seconde d’après sans que l’on comprenne ce qui les motive. Elles forme à la fois une communauté et un assemblage d’hyper individualistes ; elles sont dans le jeu et dans la violence ; dans l’humour et dans la terreur.



Toutefois, ces deux pôles, positif et négatif, ne sont pas en équilibre : la dystopie est sans cesse sapée par le plaisir et le jeu, et c’est bien ceux-ci qui prennent le dessus. Car si Dassy passe son temps à nous suggérer que ce qu’elle nous montre est terrifiant et qu’il est urgent d’y réfléchir, elle défait sans cesse les instruments d’interprétation que nous pourrions élaborer : les pattes d’insectes, qui semblent être les signes d’un futur qui nous détruit, sont en fait des accessoires. Leur rôle est avant tout de nous épater. La mort est désolante mais elle est surtout un prétexte à renaître par surprise. La musique tend vers l’évocation d’un monde capitaliste vide de sens mais elle fait vibrer les corps.
Ruuptuur oscille tout le temps entre un réel effroyable (le spectacle le confirme : notre monde court à sa perte) et la jubilation du jeu, de la musique et de la danse. Mais la fausse fin qui prétend terminer le spectacle brutalement par une adresse public un peu gauche nous le confirme : les incursions du réel dans le jeu sont prétexte à plus de jeu. La vraie invitation, ici, est à exulter.



Caroline Godart

Une danse qui se tient sage

Ecrire sur Ruuptuur a été un accouchement difficile. Je devais concilier le fait de ne pas avoir accroché à l'oeuvre avec l'idée que les représentations queers/ féministes et multiples restent encore et toujours nécessaires sur nos scènes.



J’ai été hermétique à la proposition même si elle tentait d’entrer en moi à grands renforts de décibels. Au départ pourtant, j’étais prête à me laisser séduire: les costumes- des structures en métal qui prolongeaient le corps des dansereuses-me plongeaient dans un univers aluminium à la fois mythologique et futuriste.



Je me voyais bien pénétrer cet univers étrange, comme invitée à une pyjama party onirique, entre autres par les snacks disposés chaotiquement sur la table côté cour.



Je me suis posé la question de la rupture: qui rompt avec qui ou quoi, pourquoi et comment?



Les codes ont-ils été nécessairement cassés ou réappropriés? Les règles ont-elles été dessaisies de leur pouvoir sur nous, sur les corps, dans l’espace institutionnel que nous occupions? Était-ce l’objectif? je ne sais pas mais la rupture de codes jusque dans le titre me l’a laissé penser.



Jusque dans son orthographe, il porte un élan qui pour moi promettait ou du moins indiquait quelque chose et j’ai comme la sensation d’une promesse non tenue. On tangue dans à la lisière d’une posture performative: peut-on briser les codes en respectant ceux d’un espace convenu, pétri de règles et d’usages?



Ruuptuur semble être un cocktail riche d’identités urbaines et queers mais polissées. J’ai la sensation que les marges ont été phagocytées par le centre, trompées par l’appel de la lumière. Peut-être que la véritable rupture c’est l’inversion de tout: remettre en question ce qui est marginal et ce qui ne l’est pas, sachant que tout dépend toujours de qui regarde et qui nomme.



Je me suis posé la question de l’appropriation culturelle pour certaines chorégraphies qui me semblaient empruntées à la culture hip-hop- pourquoi pas.



Pourquoi ne pas assumer pleinement toutes les inspirations qui nous enrichissent, mais de nouveau pour servir quel propos, à qui? La culture hip hop est pétrie d’éléments transgressifs puisque c’est son essence même, mais quelle est sa signification dans certains cadres, dans certaines dramaturgies? Comment sa puissance explosive est-elle utilisée ou au contraire, déforcée?



La rébellion, la lutte, la meute, la violence, le pacte, la rage, l’oracle, le trop, le too much, le assez, les ténèbres y compris celles que nous portons, l’épuisement, la colère, l’excommunion, la beauté physique d’un corps qui s’épuise toute en questionnant nos limites, tant de mots et de phrases, tant de portes d’entrées que j’ai voulu emprunter pour faire partie du voyage au pays de l’orage, moi aussi, tant de perches tendues que je n’aurai pas su saisir.



Rompre, c’est aussi précipiter un changement, la transformation d’un état, d’un lieu ou de quelque chose qui advient, se produit; la rupture acte un avant et un après; elle bouleverse, réajuste et rééquilibre. C’est aussi la fonction du chaos, de la destruction et de la mort dans plusieurs religions.



Peut-être que j’attendais ce bouleversement-là.



Raïssa M'Bilo

Archives d'un futur proche

Dans l'ancien terrain vague où la végétation a repris ses droits depuis la grande Ruuptuur, quatre créatures ont trouvé refuge. Leur corps-insecte à six membres est adapté aux conditions difficiles. Aridité. Désolation. Leur force surhumaine leur donne les ressources nécessaires dans un monde où la collaboration s'est réduite à des micro-communautés. L'exosquelette provient de la période cyber-antique, quand on pensait que revisiter les périodes fastes de l'humanité pourrait être la solution. Inspiré de créatures mythiques depuis longtemps oubliées, la prothèse donne des allures de cafards dans ce désert post-humain. Avec la raréfaction de la population et le réchauffement du climat dans certaines régions, la survie n'est paradoxalement plus un problème. L'exosquelette protège des grands prédateurs et un régime de chasseur·euses/cueilleur·euses assure une alimentation abondante. La plus grande question quotidienne est de savoir comment occuper son temps. La partie humaine de ces créatures hybrides n'a pu se résoudre à un devenir larvaire où l'économie d'énergie passe avant la socialisation. Les jeux et les interactions occupent toujours la majeure partie de leur temps. Au fil du temps, ils sont devenus rituels et reposent sur une répétition à l'identique. L'exécution doit être parfaite afin de donner un sentiment de cohésion. A l'inverse, d'autres jeux impliquent d'être créatif·ves et l'échec peut être une source de satisfaction collective.  Dans tous les cas, le but n'est jamais explicite et il ne s'agit pas d'incarner un rôle précis ni de gagner face à des adversaires. L'agencement de gestes et d'énergie évoquent autant une intention chorégraphique qu'une interaction entre de jeunes animaux. Mais le plus amusant, ce qui fait qu'une journée se démarque de la monotonie, est lorsque qu'un vestige émerge du passé. Si par miracle il fonctionne encore, il peut captiver pendant plusieurs jours, le temps de comprendre son fonctionnement et de lui trouver un usage. On teste, on ausculte et quand on se lasse, on le détourne. L'imagination reste aux aguets. Nous aussi nous avons nos rituels, de l'autre côté de la démarcation. Nous savons qu'il est presque tabou de franchir la ligne, mais nous aimons nous en approcher le plus possible. Et alors nous observons en silence, dans le noir.  Notre manière de faire groupe est totalement à l'opposé des hybrides. Nous communions dans l'immobilité, dans un équilibre précaire;  nous nous nourrissons de vos gestes. Nous vous regardons après que le monde ait pris fin. Après la grande Ruuptuur.



Florent Delval

L'air de rien

Avec RUUPTUUR, Mercedes Dassy fracasse subtilement tes attentes.



Ça commence avec la rupture organique. Tu vois, les danseuses se harnachent de prothèses qui leur donnent des allures de centauresses. Mais ces deux pattes arrières font comme s’il leur poussait un exosquelette cybernétique. Dans ce premier temps, la bande de filles s’assemble et se disloque puis se dissémine. Les duos évoluent en duels et font suite à une ronde. Leur langage est celui d’une danse contemporaine coupée au hip-hop, voire au krump. Les mouvements sont saccadés, fragmentaires et kaléidoscopiques. Là, tu crois déceler quelque chose de l’organisme. Comme si chacune des performeuses était une métastase. Comme si elles rejouaient la division cellulaire ou comme si dans la nature, la rupture était affaire d’engendrement.



Après une longue pause, la musique déraille et des sons techno hardcore actionnent les centauresses. Elles font des mouvements explosifs. C’est le moment du déchaînement et en même temps, tu te sens arriver à un point critique. Un imaginaire clinique te submerge : état limite phase maniaque obsession psychotique… Sur le gabber, les lumières stroboscopiques délirent. T’as l’impression, tu vois des figures d’aliénation quand Kim Keysens lance son runway walk robotique tandis que Justine Theyzens interprète la violence de l’acte sexuel sur sa prothèse arrachée. Comme si ça craquait, comme si ça claquait. Comme si ça luttait et que ça flanchait. Toi t’es sur le point de câbler. C’est la rupture systémique.



Ça t’atomise tellement que tu ne suis pas la transition lorsque vient la rupture romantique. Celle qui écorche et laisse une douleur exquise, comme un guilty pleasure, quand tu te surprends toi-même à goûter ton côté mielleux. T’en es presque grisé.e sur ton siège tant les performeuses sont généreuses. Leurs mouvements sont synchronisés et tu te revois comme si tu vivais le drame avant le love, lypsinc choré MTV and all… Comme si tu te trouvais à ça d’entonner avec elles les paroles d'Alicia Keys, ce que tu entends à ce moment-là ‘’I'm gonna hold on to the times that we had / Tonight.’’ Comme si leur danse t’entraînait dans un script émotionnel qui t’agrippe parce que tu le reconnais.



Enfin, ça fait silence autour, pendant que l’une d’elles, seule au centre de la scène, se met à tourner sur elle-même. Sa prothèse est toujours sanglée, les pattes arrières vacillent dans l’apesanteur en suivant son mouvement. Tu penses transe derviche mandala. La musique a laissé place à une ambiance sonore, bruissement de la nature. Les performeuses tressent des bouquets de fleurs sur leurs armatures. Les gestes heurtés se font caresses, le groupe se reforme, et c’est comme si ce quelque chose qui avait dégénéré se régénérait enfin, une consolation.



RUUPTUUR ça pourrait être cette ruée vers un sens à chercher pour toutes ces cassures que tu traverses ; mais voilà, à aucun moment le spectacle n’est narratif. Alors quand survient l’instant final de la performance, que tu remontes le fil de ton expérience à travers les multiples brisures éparpillées par endroits, tu percutes comment les performeuses ont joué avec toi.



Aux premiers instants du spectacle, elles se disputent les touches d’une tablette controller en adressant un regard joueur à toi qui est dans le public, parce que l’air de rien, t’es physiquement là, toi présent.e dans la salle. À ce moment, les performeuses rejouent une scène que tu connais, tu sais quand y’a embrouille pour décider qui va choisir le son. Là, elles te mettent déjà dans la sauce de tes effusions qui te suivront tout du long. Tout va finir par s’ambiancer, l’air de rien, malgré les transitions musicales insolites et les interruptions.



Et puis il y’a ce moment où Maeva Lassere joue les préceptrices pour les trois autres. Elles répètent « I. I Hate. I Hate You », et t’as envie de continuer sur l’air de Kelis (I hate you so much right now), sauf que l’air de rien ce n'est pas ce qui est prévu ici. Alors tu devines que ce qui est en jeu, c’est de rompre avec tes intuitions, au moment même où elles sont sur le point de se concrétiser. À chaque élément d’anticipation ou de représentation que le spectacle semble dresser, à chaque élément d’intellectualisation que ça semble pointer, tu sens une facétie à rejouer et déjouer la connivence ; le vertige serait tout à fait, mais c’est sans compter la sincérité qui t’affecte à plein d’endroits.



Dans les usages de la musique mainstream par exemple. Pas question d’être authentique ici. Tu laisses cette notion à d’autres qui n’ont pas l’apanage de jouir de cette culture. Ce n’est pas de la citation vide non plus. C’est juste du kif, viscéralement, et l’air de rien, ça te ravit.
Au plateau, le décor est fait de tables en bordel, à croire que la bande vient tout juste de sortir de répétition, qu’elles n’ont pas eu le temps de ranger avant le début du spectacle. En même temps, les performeuses y piochent leurs accessoires avec désinvolture. L’air de rien, les frontières sont floues entre le cadre de la performance et ce que tu vis là, ton réel n’est peut-être qu’une prothèse pour le plateau, et tout joue avec le détachement qui en devient émancipateur.
Tout est comme ça dans le spectacle de Mercedes Dassy, jusque dans la farce du salut final qui vient désintégrer le protocole d’une salle de théâtre en même temps que ça pulvérise ton carcan de spectateur.rice. Plutôt qu’un instant ‘’exit-oir’’, un signe que c’est la fin, où le public se ferait cravacher vers la sortie de la salle, une dernière fois les performeuses taquinent ton exutoire. En rang devant toi, elles laissent planer la situation qui glisse l’air de rien vers un au revoir hilare, prétexte à d’ultimes mouvements de danse pour quitter la scène, et te laisser éprouver au galop leur exaltation.



Et lorsque tu auras senti, que pour te galvaniser dans tes fissures, plutôt que de les cabrer comme si… vaut mieux les danser l’air de rien,



alors tu auras atteint le point de RUUPTUUR



Marwane Lakhal