Tu te souviens de la table de la cuisine, chez Laureline, où ça captait pas, où on pouvait passer la nuit à manger boire parler parler parler et puis on rentrait au petit matin en sautant par-dessus la grille
tu te souviens, tout semblait possible mais rien n’était possible, on avait tellement hâte d’être adultes, on allait plier le game, nous.
Tu te souviens ?
Souvent le soir j’essaie de réenchanter mes rêves, de réenchanter mon monde.
Ça semble vital. Ça semble perdu d’avance. Comme avant.
**
Je ne sais pas d’où j’écris.
Je suis beaucoup de choses, mais ces jours-ci, je suis surtout une apprentie prof, une Blanche bourgeoise qui se met devant ses élèves comme si elle savait ce qu’il y avait à savoir. On se regarde, on parle jamais le même langage.
On fait comme si.
Moi je les écoute parfois faire « des fautes de français », tu vois, et je me demande si je dois les corriger ou pas. Moi je leur fais lire de la poésie et je me demande quand- même si je leur donne « les clés de la culture dominante » ou si je participe à l’acculturation. Moi je leur fais rajouter « en outre », « néanmoins », mais je les laisse écrire « son blaze » ou « ben non il la calcule même pas ».
Tu vois, y a des choses qui changent pas, je fais des compromis qui tiennent pas trop la route.
C’est comme ça que je suis allée voir Les Enchantements. Encombrée de toutes mes questions. Tu sais, moi je voulais qu’on me dise quelle posture prendre, moi je voulais un pont entre leur langue et la mienne, qu’on me dise quel angle choisir, peut-être aussi que je voulais qu’on me dise que je fais bien.
Tu l’imagines ? Toutes ces questions autour de moi, encombrant l’atmosphère. J’avais l’impression de regarder la pièce à travers une foule de silhouettes sombres, tu vois, des filtres superposés : tout ce que je voulais qu’elle soit, cette pièce, tout ce que je voulais être, moi, tout ce que je voulais qu’on me dise.
Je regardais ces jeunes, immenses, qu’on avait posés sur le haut d’un immeuble, miniature, comme si le quartier assourdi était à leurs pieds, je les regardais, et je me demandais quel âge ils avaient, pourquoi y avait pas de mots de langue étrangère dans leurs phrases, à qui elle s’adressait cette pièce...
à mes élèves, c’est un peu leurs embrouilles mais c’est pas vraiment leur parler ou aux gens comme moi, mais il est où alors, le conte, l’enchantement, le sort jeté à notre sort, la chose à comprendre.
J’me demandais ce que j’étais censée entendre, plus que ce que j’écoutais. J’entendais l’écho de mes propres questions se cogner aux murs des Enchantements et revenir vers moi.
À force de me demander mais c’est quoi le message, j’oubliais de ressentir tu vois.
Et puis la joie.
À quel moment est-ce que j’ai oublié et que je me suis laissée sourire devant la joie.
Elle m’emplissait de nostalgie, cette joie des plans foireux.
J’ai été distraite. Je retrouvais un peu de cette fragilité, tu vois, de cette dureté des interactions adolescentes, les petites piques, la violence de certains mots.
J’ai pensé à mes élèves que j’imagine toujours si loin de moi : qu’est-ce que je projette sur leur affection bagarreuse, moi ? Pourquoi je les trouve violents ? Qu’est-ce que je projette sur leur langue, sur leurs révoltes, sur leurs rêves, est-ce que je le sais même ?
J’ai regardé. Je me souvenais.
Il y avait les grands projets et les barrières du quotidien, les yeux sur le plafond en parlant de se barrer d’ici, il y avait les textos qui s’emballent. Il y avait la mer trop loin et la sensation d’être au bord du monde, il y avait la fin de l’été qui arrive et l’avenir qui ne veut rien dire.
Et tout le temps long de l’ennui.
Des silences dont j’aurais aimé qu’ils s’étirent davantage, encore et encore et encore, jusqu’à atteindre mon propre ennui.
Je regardais la scène d’en haut. Comme depuis toutes ces années empilées.
C’était comme un instantané, un moment volé, déjà passé, juste une trace de vie, un trou dans l’épaisseur du temps – dans l’ennui.
Un trou dans la langue du théâtre, aussi, qui laissait entrer un vent nouveau.
Un trou de sincérité, ni dramatique ni folklorique.
C’étaient des adolescents.
On les avait posés debout sur la ville, la ville si petite entre leurs pieds.
En bruit de fond, parfois, les conversations de café, les conversations de quartier, tu vois, truculentes, qui semblaient venir de cette petite lumière-là, tout en bas, très loin finalement, qui sortaient assourdies d’un haut-parleur.
Les adultes avaient disparu.
Dans cette disparition s’ouvrait l’imaginaire.
Lentement
L’aventure sortait peu à peu du champ réaliste des possibles, très lentement, pour ressembler de plus en plus à un rêve d’adolescent·e·s, démesuré, coloré et flemmard, impraticable et jouissif comme amener la mer entre la chambre et la cuisine. Un bon plan à devenir millionnaire, tu vois. Entre la joie et les galères.
Le rêve au début est petit. Un coin de piscine. Un peu d’argent. Trop peu d’argent : la petite sœur se fait railler de ne pas se rêver gagner plus de blé, le grand frère se fait tailler pour ses rêves de combines désastreuses.
On juge les gens qui rêvent trop petit. On juge les gens qui rêvent trop fou. Est-ce qu’on juge aussi celleux qui rêvent trop peu ?
Bien sûr qu’on les juge.
On va pas se mentir.
Qu’est-ce que nos rêves veulent dire de nous.
Qu’est-ce que ça représente, une piscine, quand il fait quarante degrés, que le bitume fond, que le temps ne passe pas, qu’on n’a pas de thune ? Quand la planète brûle et que l’avenir est trop loin ? Est-ce qu’on est supposé·e·s rêver plus haut ?
Je vais pas vous mentir, j’voyais ça différemment, réinventer les enchantements.
C’est toujours la même chose, tu me connais, je voudrais une histoire qui excuse tout.
C’est toujours la même question. Pourquoi on supporte tout ça.
Est-ce que c’est l’amour qui doit donner sens à la vie et est-ce que l’amour ça ressemble à ça. Hein ? Ces petits textos, là ? T’en penses quoi ? Ce n’est que ça ?
Je me suis rendu compte, c’est toujours le même discours que je cherche partout, que j’attendais d’eux. Qu’est-ce qui doit donner sens à la vie, hein, est-ce qu’iels pourraient pas me parler de leur colère, de la colère d’avoir à vivre la fin d’un monde, de la colère d’être enfermé·e·s dans des espaces sans air, de la colère de n’être pas assez aimé·e·s. La colère de lever les yeux sur un monde injuste et de vouloir tout brûler. Ou alors l’inverse, cette envie d’abandonner, de décrocher de tout, de laisser tomber, qui agit comme un maléfice doucereux, tu connais, et tout à coup plus rien n’est grave.
Tu vois ce que je veux dire ?
C’est ça que je voulais qu’iels me crient, moi, je voulais qu’iels me la renvoient, ma propre colère, qu’ils me disent, allez madame finalement on est pareils toi et moi.
À la place de quoi ça parle de piscine et de pourchasser le biff.
Bon.
Et finalement.
Pourquoi est-ce que je veux tellement que leur colère me rassure ?
Qu’elle rentre dans mes clous ?
Dans mes schémas de révolte ?
Qu’elle éclate contre les murs que je gratte ?
Pourquoi est-ce que je veux toujours plus d’histoires qui rentrent dans le grand récit sociologique que je connais par cœur et où je puise mes clefs de compréhension du monde ?
Plus j’y pense, moins je m’enchante, moi.
Moins je me pense, plus je les écoute, elleux.
Iels ne sont pas là pour me dire gentiment ce que j’ai envie d’entendre ou comment faire tomber le capitalisme.
Iels sont sur le bitume qui fume et iels vont pirater ce monde.
Peut-être en fait que je devrais les regarder hacker le système, sans penser à comment ça devrait être fait.
Ça me fait de nouveau penser à mes élèves. Mes élèves quand iels trichent, et il y en a toujours pour essayer, plus je mets des choses en place pour éviter ça, plus iels sont inventif⸱ve⸱s pour les contourner, quand iels trichent donc, je me rends bien compte que ce qui me met en colère, c’est que j’me sens pas respectée.
On s’en cale, au fond, qu’iels aient décidé de rien apprendre, non ? Pourquoi est-ce que ça me rend furieuse, comme ça ? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression qu’ils pissent sur mes heures de travail et mes stratégies d’apprentissage ?
Pourquoi c’est si important qu’ils respectent mon « autorité » ?
Pourquoi, au fond, je veux qu’iels respectent un système qui les respecte pas ?
Un système qui me respecte pas.
Un système qui nous écrase toustes.
Pourquoi je veux bien qu’iels critiquent le système, mais à condition que ça soit de la bonne manière, avec des connecteurs logiques ?
Pourquoi est-ce qu’on les encourage pas à redoubler d’inventivité pour tricher ?
Parce qu’on est enchaîné⸱e⸱s au système, nous aussi ? Parce que c’est impossible à maîtriser ?
Peut-être en fait qu’elleux aussi, je devrais les regarder hacker le système ?
Je regarde, donc, hacker le système des Enchantements dans la joie. Y a des dinosaures dans les piscines, un moment pour les daronnes et puis de la place aussi pour les petit⸱e⸱s. C’est un bordel joyeux.
T’imagines pas.
Puis à un moment, quelque part au-dessus de la scène, le récit envoûtant se superpose aux mots des acteurices. Le rêve a éclaté le réel, pris le dessus sur l’illusion de réalité, ça ne ressemble plus à rien de connu, ou de possible.
C’est un conte ressemblant à un conte qui sort des hauts-parleurs.
Après tout ça, ça me déçoit, finalement, que ce conte tant attendu vienne du dehors.
D’une voix désincarnée. Pour parler avec des mots en rupture radicale avec leurs mots à elleux, qu’elle appelle « les faiseureuses d’eau ».
J’aurais voulu, peut-être, que l’enchantement vienne d’elleux, tu vois, que le conte ait leur voix, qui s’infiltre davantage dans l’histoire, un rêve incarné avec des tics de langage, tu vois, une magie qui déferle toutes digues abattues sur la pièce.
Je me reconcentre.
On va faire la pluie, si on n’a pas le beau temps.
Comme l’irréel, l’eau s’infiltre et s’insinue. Partout.
Jusqu’à ce que le mur cède.
Nous dit la voix.
Les faiseureuses de pluie ont fait déborder le quartier sur le monde.
Mais quel est le mur qui a cédé ?
Celui qui retenait nos rêves, ou celui qui, fait de la matière même des rêves, s’effondre à la fin de l’été ?
Est-ce que c’est un récit d’émancipation ou un récit de chute ?
Y a-t-il seulement une différence entre les deux.
Je suis allée au théâtre chercher des réponses et je n’ai trouvé que davantage de questions. Je regarde la scène désertée, les objets vides, rendus à leur triste réalité de plastique bon marché. Je me demande de quoi nos rêves sont faits. Ce qu’ils veulent dire de moi, de nous.
De nos révoltes. De nos privilèges.
De notre besoin d’horizons.
De notre besoin d’argent. De notre rêve de trouver la faille, ou le truc infaillible, de détourner le système pour se casser, qui se transforme si vite en allégeance secrète au système qui nous étouffe, qui nous assoiffe, qui nous enterre.
De notre besoin d’air, de notre besoin d’eau.
De notre besoin d’histoires.
Virginie Mouligneaux