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Les enchantements

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Les enchantementsClémence Attar




Le Rideau
Durée : 1h10

Écriture : Clémence Attar 

Mise en scène : Cathy Min Jung 

Avec : Onur Aydin, Mahi Hadjammar, Anaïs Moray, Adel Namli, Warda Rammach, Estelle Strypstein

Assistant à la mise en scène : Hugo Favier 

Mouvement/chorégraphie : Clément Thirio

Scénographie : Ronald Beurms 

Costumes : Alexandra Sebbag 

Assistanat : costumes Lola Barrett 

Créateur sonore : Sébastien Fernandez 

Création vidéo : Allan Beurms 

Création lumière : Aurélie Perret 

Régie générale : Antoine Halsberghe 

Avec la participation de : Habib Ben Tanfous, Ronald Beurms, Hippolyte Bohouo, Valérie Lemaître, Cathy Min Jung, Alexandre Von Sivers, Bogdan Zamfir.

Une création de la Cie Billie On Stage.

Coproduction : le Rideau, L’Ancre, la Coop asbl et Shelter Prod.

Avec le soutien de : la Fédération Wallonie-Bruxelles Culture, la COCOF - Fonds d'acteur, Taxshelter.be, ING et le Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge.








Six jeunes habitants d’une cité urbaine comme il en existe beaucoup en périphérie des grandes villes occidentales, vont se réaliser dans un projet audacieux et déluré.

C’est l’été, une partie de la population est partie en vacances. Pour l’autre, c’est la routine, le béton, la canicule.
Il fait mourant de chaud, il manque d’argent pour rejoindre les territoires qui font rêver, la piscine municipale est fermée. Qu’à cela ne tienne, Mo, Lu, Tratra et puis Maï, So et Cha ne vont pas attendre les bras croisés que le monde se préoccupe de leur sort. Ils et elles vont déployer des trésors d’imagination pour faire de cet été un véritable enchantement, jusqu’à ce que la pluie tombe, pas une pluie grise qui renfrogne et enferme, une pluie douce, attendue, qui libère et offre une issue poétique à tous les empêchements de l’été dans une cité.

Et pourquoi pas ? Réenchanter les histoires ordinaires



Si ce texte n’avait pas été écrit par moi, il aurait été écrit par le rebeu* (il s’est identifié comme ça lors de sa prise de parole lors de l’échange après-spectacle entre Cathy Ming Yung et Louisa Yousfi). J’ai essayé de trouver son contact pour lui proposer de prendre ma place dans l’écriture de ce texte. On a vite fait parlé de cette proposition dans un bout de comptoir à la Balsamine lors de sa venue pour la présentation du projet auquel il participe As Salem Aleykoum du Sbeul, il m’a dit qu’il ne se sentait pas d’écrire une critique.

Alors je restitue ici, ce qu’il a dit à chaud puisque ça a marqué la soirée de ce spectacle. Selon lui, je cite :

« C’était trop mignon, je trouve ça dommage, on ne ressent pas la colère. ». Je suis d’accord avec lui, mais comme je ne suis pas lui, je laisserai votre imaginaire écrire son texte ou aller voir le projet dans lequel il joue : As Salem Aaleykoum qui parle bien mieux de ce que j’aimerais faire transparaître dans ce papier.

Entre temps, je vous partage mes réflexions :

Le première chose que je me suis dit en sortant, c’était ‘et pourquoi pas ?’

Je parlais ici, depuis ma place de personne qui travaille dans le milieu de la culture depuis 12 ans maintenant. (8 ans dans les arts plastiques en tant qu’artiste indépendant.e/collectif et 4 ans dans les arts de la scène en tant que travailleuse culturelle en institution.).

Je me suis dit pourquoi pas faire rentrer cette langue de la rue dans ces théâtres soutenus. Pourquoi pas laisser la place aux personnages racialisés. Pourquoi pas, mélanger les disciplines. Pourquoi pas, donner du taff à ces jeunes professionnels. Pourquoi pas mélanger les genres. Pourquoi pas, permettre la place au silence. Pourquoi pas, laisser parler le béton. Pourquoi pas, raconter les galères. Pourquoi pas, remystifier les tragédies. Pourquoi pas, devenir contemporains. Pourquoi pas, raconter des histoires ordinaires.

La semaine passée, je suis allé voir Thérèse Claus Philipp Maria, scène de genre de Martine Wijckaert au Théâtre National. Etant dans un rapport singulierà la langue depuis ma place de non-francophone immigré·e, j'ai pensé que je n’avais rien compris. Il m’est arrivé·e la même chose pour les Enchantements. Aucune différence pour moi, dans ma compréhension, entre la langue de Molière ou de Béton.

Je venais là voir un spectacle, une pièce de théâtre, entretenir ma soirée, rencontrer des gens, discuter et me faire enchanter comme spectatrx mais pour la personne qui a écrit le texte, Clémence Attar : c'était un big deal.

Un big deal de confrontation avec l’Académie, les théâtreux, les bourges, les bobos, que de faire parler la rue là où Molière tapissait des siècles de classisme culturel d’aristocratie blanc·hes et lettré·es.

Pourquoi pas faire rentrer cette langue de la rue là où le théâtre l'arrête ? Je respecte ce geste et ce mouvement, parce qu'il est solidaire. Et pourtant, ça m’a posé question.

Je ne connais pas Clémence Attar, je ne sais rien de plus d'elle que ce que theatreouvert.com m'en dit. Je ne sais pas ce qu'elle a vécu ni qui elle est, qu'est ce qui la fait être qui elle est, ni d’où elle vient. J'ai juste entendu ce qu'elle a dit à l'échange.

Elle a dit qu'elle « voulait écrire un texte comme ça pour ouvrir la place à d'autres, pour qu'iels en prennent moins dans la gueule si jamais iels devaient faire face aux classes et aux langues qui veulent et tiennent leur domesticité.

Clémence Attar est blanche et j’ignore de quel milieu elle vient. Je ne connais ni ses envies ni ses intérêts.

Depuis l’ignorance, je ne peux parler que de cette intention qu'elle a déclarée.

Le temps et ses projets parleront pour elle. Ce qu'elle décidera ou pas de faire par la suite, la regarde. Elle saura mieux que moi, où elle peut/doit/va se placer. Ce qu'elle décidera de faire avec son travail une fois out there, où est-ce qu’elle va se placer et comment ? Qu’est-ce qui lui appartient ? Qu’est-ce qu’elle lègue à la culture contemporaine et publique ? Qu’est-ce qu’elle construit et à quoi elle participe ? Où est ce qu’elle est-elle dans cette histoire ? Qu’est-ce qu’elle fait ?

Elle écrit et les histoires qu'on écrit ont une potentialité à devenir patrimoine.

J'aimerais savoir comment elle se voit par rapport à son texte et quelle place elle prend ou laisse. J’aurais voulu comprendre et en même temps, je ne vais pas lui casser la tête. Ces questions que je me pose par son biais, sont aussi pour vous.

En tout cas, elle était là et s'est défendue de ces critiques qui jugent sa place et sa personne vis à vis des sujets de son texte. Si je n’étais pas venu à la discussion, je n’aurais pas parlé de ça, de ce "ça" là, qui fait aussi culture.

Pour ce qui est de ce que j’ai vu, je vois ce que Cathy Min Yung a voulu faire. Casser les murs, mélanger les registres et les disciplines, rendre le spectacle "plus tout public", "plus inter-génération", " plus inter-classe,""plus inter-culture", "plus inter-disciplinaire." Ça se voyait qu'elle avait envie de se faire plaisir, de rester catchy, vivante, connectée à la génération actuelle. Elle voulait que les histoires reprennent leur place, que les histoires soient plus grandes que ce qui les enferment. Elle voulait exercer le « mettre en scène le texte de quelqu’un d’autre ».

C’est n’est pas une mise en scène qui rentre dedans, qui casse le 4éme mur, comme c’est devenu populaire dans les scènes bruxelloises depuis un certain temps, comme dans Inconditionelles de Dorothée Munyaneza ou German Staatstheater de Rosie Sommers & Micha Goldberg . C'est plutôt un regard de souris, curieux entre les murs, mais pas tant (à mon goût). Je me demande ce que ça aurait fait si les spectateru·trices avaient été à hauteur de plateau ? Les gens qui étaient au premier rang, c’était comment pour vous l’expérience du regard du plateau ? J’étais tout en haut, donc ça faisait "effet aigle", mais de face, je suis bien curieux·euse.

Elle a osé la multidisciplinarité et je trouve qu’oser c’est déjà un énorme pas dans ces milieux, où tout prend beaucoup de temps et il faut rester vif pour perdurer dans le temps de la culture (qui est extrêmement lent). Ce qui permet de projeter le spectacle dans le futur, sans temps, juste quelque chose qui pourrait vivre à n'importe quel moment et n’importe où. Un spectacle qui habite dans nos murs, sur les plateaux, en dehors du bitume, qui remplit le silence et les soirs. Un spectacle qui nous fait rentrer là où nos regards ne se posent pas, qui nous invite à rester curieux.euses de toutes ces petites fenêtres, parce que ça pourrait aussi être TA fenêtre. Un spectacle qui t’oblige à te balader et écouter celles·eux qu’on n’écoute pas. Un spectacle qui donne la place aux personnages pour qu’ielles·eux soient plus grand·es que les yeux qui les enferment. Nous, spectateur·trices blanc·hes lettré·es d’une certaine culture, classe, bord politique et diète.

C'est grâce à ce déplacement que je me dis que ça vaut la peine d’écouter des histoires ordinaires, parce qu'elles sont plus complexes que ce qu’on le pense, parce qu'elles nous mêlent dans nos communs, parce qu’elles ont leur place dans le théâtre.

Alors, je ne sais pas ce qu’elle me provoque cette pièce. Est-ce l'envie de plus d’implication ? De plus d’interaction ? De plus de dialogue ? De plus de vie ? De plus de spontanéité ? Quelles nuances entre la curiosité, l’implication, la solidarité et le white savoir complex ?

Je me sens bizarre, moi aussi je n’ai pas les moyens d’aller à Marseille quand je veux prendre un bain dans la mer, ni passer les étés en vacances quelque part ailleurs. Dépenser de l’argent maintenant, c’est peut-être ne plus en avoir plus tard et je travaille, je ne l’ai plus ce temps. L’été c’est un luxe et j’ai été précaire beaucoup trop longtemps pour m’accorder le plaisir de vivre. Et même si ado, ma mère adoptive me payait des colonies de vacances, c'était pour apprendre le français, l’anglais et faire des maths.

Quelle joie de se faire assimiler !

Comme eux·elles aux capitalismes et à leur envie de survivre qui est ici la machine qui leur·la·es fait bouger.

Qu’est-ce que ça nous fait ce spectacle ? Quel déplacement ? Qu’est-ce qu’on ressent et qu’est-ce qu’on est sensé ressentir ? Où sommes-nous au début et à la fin ?

Selon Louisa Yousfi, ce spectacle permet de casser les clichés, remettre du mouvement, construire sa propre mythologie (avec des plus belles tournures de phrases évidement).

Honnêtement, j’e n'ai vu que du cliché. Tout le monde se sentais enfermé et je n’ai pas construit de mythologie puisque tout le monde était assez seul.e et au final, de qui on parle et qui en parle ?

J'étais expectant d’une révolution ? J’aurais voulu voir un spectacle pour être émerveillé, pour me sentir vivante, pour me sortir de mes problèmes, pour me faire rêver.

Les acteur·trices étaient eux·elles même enfermé·es dans leurs personnages et c’est là que je rejoins le :

« C’était trop mignon, je trouve ça dommage, on ne ressent pas la colère. ». Quelque part, je ne suis pas cette spectateur·trices blanc·hes lettré·es d’une certaine culture qui enferme, puisque moi aussi je suis enfermé·e et on m’enferme. Les acteurs·trices bloqués dans leur jeux et encastrés dans ce texte, ne savaient pas se déplacer ou se sortir de cette couche de cliché qu’on leur a mis dessus.

Un jogging et une sacoche pour jouer ce qu'iels ne sont peut-être pas. Des galères qu’iels ne veulent peut-être pas raconter, personnifier une absurdité pour apporter plus de légerté aux violences de classes et urbaines, transmettre une idée faussement dessinée de ce qu’être de cité. Personne n'a envie d’avoir et de voir cette ghettoïsation, elle se dessert et ne se réenchante en rien en se remystifiant.

Et pourtant, je pense que la colère ne devrait pas être la seule émotion qui nous véhicule. C’est pour ça que je me dis ‘et pourquoi pas’, profiter du commun de ce qu’est être humain dans une société où se jouent des forces de pouvoir et domination, où ce sont les galères contemporaines qui s'exposent et non un carcan psychanalytique de références millénaires dont 4 têtes comprennent les enjeux. Parce qu’au final,

pourquoi allons-nous au théâtre ?

Mes réponses :

Réponse en français : parce que c’est mieux qu’Instagram et parce que je n’ai pas de télé.

Réponse en espagnol : No sé donde caerme màs muerta, igual es para encontrarme màs viva.

Réponse en anglais : to feel something maybe alive?



Luz de Amor

Qu’est-ce que nos rêves disent de nous ?



Tu te souviens de la table de la cuisine, chez Laureline, où ça captait pas, où on pouvait passer la nuit à manger boire parler parler parler et puis on rentrait au petit matin en sautant par-dessus la grille

tu te souviens, tout semblait possible mais rien n’était possible, on avait tellement hâte d’être adultes, on allait plier le game, nous.

Tu te souviens ?

Souvent le soir j’essaie de réenchanter mes rêves, de réenchanter mon monde.

Ça semble vital. Ça semble perdu d’avance. Comme avant.

**

Je ne sais pas d’où j’écris.

Je suis beaucoup de choses, mais ces jours-ci, je suis surtout une apprentie prof, une Blanche bourgeoise qui se met devant ses élèves comme si elle savait ce qu’il y avait à savoir. On se regarde, on parle jamais le même langage.

On fait comme si.

Moi je les écoute parfois faire « des fautes de français », tu vois, et je me demande si je dois les corriger ou pas. Moi je leur fais lire de la poésie et je me demande quand- même si je leur donne « les clés de la culture dominante » ou si je participe à l’acculturation. Moi je leur fais rajouter « en outre », « néanmoins », mais je les laisse écrire « son blaze » ou « ben non il la calcule même pas ».

Tu vois, y a des choses qui changent pas, je fais des compromis qui tiennent pas trop la route.

C’est comme ça que je suis allée voir Les Enchantements. Encombrée de toutes mes questions. Tu sais, moi je voulais qu’on me dise quelle posture prendre, moi je voulais un pont entre leur langue et la mienne, qu’on me dise quel angle choisir, peut-être aussi que je voulais qu’on me dise que je fais bien.

Tu l’imagines ? Toutes ces questions autour de moi, encombrant l’atmosphère. J’avais l’impression de regarder la pièce à travers une foule de silhouettes sombres, tu vois, des filtres superposés : tout ce que je voulais qu’elle soit, cette pièce, tout ce que je voulais être, moi, tout ce que je voulais qu’on me dise.

Je regardais ces jeunes, immenses, qu’on avait posés sur le haut d’un immeuble, miniature, comme si le quartier assourdi était à leurs pieds, je les regardais, et je me demandais quel âge ils avaient, pourquoi y avait pas de mots de langue étrangère dans leurs phrases, à qui elle s’adressait cette pièce...

à mes élèves, c’est un peu leurs embrouilles mais c’est pas vraiment leur parler ou aux gens comme moi, mais il est où alors, le conte, l’enchantement, le sort jeté à notre sort, la chose à comprendre.

J’me demandais ce que j’étais censée entendre, plus que ce que j’écoutais. J’entendais l’écho de mes propres questions se cogner aux murs des Enchantements et revenir vers moi.

À force de me demander mais c’est quoi le message, j’oubliais de ressentir tu vois.

Et puis la joie.

À quel moment est-ce que j’ai oublié et que je me suis laissée sourire devant la joie.

Elle m’emplissait de nostalgie, cette joie des plans foireux.

J’ai été distraite. Je retrouvais un peu de cette fragilité, tu vois, de cette dureté des interactions adolescentes, les petites piques, la violence de certains mots.

J’ai pensé à mes élèves que j’imagine toujours si loin de moi : qu’est-ce que je projette sur leur affection bagarreuse, moi ? Pourquoi je les trouve violents ? Qu’est-ce que je projette sur leur langue, sur leurs révoltes, sur leurs rêves, est-ce que je le sais même ?

J’ai regardé. Je me souvenais.

Il y avait les grands projets et les barrières du quotidien, les yeux sur le plafond en parlant de se barrer d’ici, il y avait les textos qui s’emballent. Il y avait la mer trop loin et la sensation d’être au bord du monde, il y avait la fin de l’été qui arrive et l’avenir qui ne veut rien dire.

Et tout le temps long de l’ennui.

Des silences dont j’aurais aimé qu’ils s’étirent davantage, encore et encore et encore, jusqu’à atteindre mon propre ennui.

Je regardais la scène d’en haut. Comme depuis toutes ces années empilées.

C’était comme un instantané, un moment volé, déjà passé, juste une trace de vie, un trou dans l’épaisseur du temps – dans l’ennui.

Un trou dans la langue du théâtre, aussi, qui laissait entrer un vent nouveau.

Un trou de sincérité, ni dramatique ni folklorique.

C’étaient des adolescents.

On les avait posés debout sur la ville, la ville si petite entre leurs pieds.

En bruit de fond, parfois, les conversations de café, les conversations de quartier, tu vois, truculentes, qui semblaient venir de cette petite lumière-là, tout en bas, très loin finalement, qui sortaient assourdies d’un haut-parleur.

Les adultes avaient disparu.

Dans cette disparition s’ouvrait l’imaginaire.

Lentement

L’aventure sortait peu à peu du champ réaliste des possibles, très lentement, pour ressembler de plus en plus à un rêve d’adolescent·e·s, démesuré, coloré et flemmard, impraticable et jouissif comme amener la mer entre la chambre et la cuisine. Un bon plan à devenir millionnaire, tu vois. Entre la joie et les galères.

Le rêve au début est petit. Un coin de piscine. Un peu d’argent. Trop peu d’argent : la petite sœur se fait railler de ne pas se rêver gagner plus de blé, le grand frère se fait tailler pour ses rêves de combines désastreuses.

On juge les gens qui rêvent trop petit. On juge les gens qui rêvent trop fou. Est-ce qu’on juge aussi celleux qui rêvent trop peu ?

Bien sûr qu’on les juge.

On va pas se mentir.

Qu’est-ce que nos rêves veulent dire de nous.

Qu’est-ce que ça représente, une piscine, quand il fait quarante degrés, que le bitume fond, que le temps ne passe pas, qu’on n’a pas de thune ? Quand la planète brûle et que l’avenir est trop loin ? Est-ce qu’on est supposé·e·s rêver plus haut ?

Je vais pas vous mentir, j’voyais ça différemment, réinventer les enchantements.

C’est toujours la même chose, tu me connais, je voudrais une histoire qui excuse tout.

C’est toujours la même question. Pourquoi on supporte tout ça.

Est-ce que c’est l’amour qui doit donner sens à la vie et est-ce que l’amour ça ressemble à ça. Hein ? Ces petits textos, là ? T’en penses quoi ? Ce n’est que ça ?

Je me suis rendu compte, c’est toujours le même discours que je cherche partout, que j’attendais d’eux. Qu’est-ce qui doit donner sens à la vie, hein, est-ce qu’iels pourraient pas me parler de leur colère, de la colère d’avoir à vivre la fin d’un monde, de la colère d’être enfermé·e·s dans des espaces sans air, de la colère de n’être pas assez aimé·e·s. La colère de lever les yeux sur un monde injuste et de vouloir tout brûler. Ou alors l’inverse, cette envie d’abandonner, de décrocher de tout, de laisser tomber, qui agit comme un maléfice doucereux, tu connais, et tout à coup plus rien n’est grave.

Tu vois ce que je veux dire ?

C’est ça que je voulais qu’iels me crient, moi, je voulais qu’iels me la renvoient, ma propre colère, qu’ils me disent, allez madame finalement on est pareils toi et moi.

À la place de quoi ça parle de piscine et de pourchasser le biff.

Bon.

Et finalement.

Pourquoi est-ce que je veux tellement que leur colère me rassure ?

Qu’elle rentre dans mes clous ?

Dans mes schémas de révolte ?

Qu’elle éclate contre les murs que je gratte ?

Pourquoi est-ce que je veux toujours plus d’histoires qui rentrent dans le grand récit sociologique que je connais par cœur et où je puise mes clefs de compréhension du monde ?

Plus j’y pense, moins je m’enchante, moi.

Moins je me pense, plus je les écoute, elleux.

Iels ne sont pas là pour me dire gentiment ce que j’ai envie d’entendre ou comment faire tomber le capitalisme.

Iels sont sur le bitume qui fume et iels vont pirater ce monde.

Peut-être en fait que je devrais les regarder hacker le système, sans penser à comment ça devrait être fait.

Ça me fait de nouveau penser à mes élèves. Mes élèves quand iels trichent, et il y en a toujours pour essayer, plus je mets des choses en place pour éviter ça, plus iels sont inventif⸱ve⸱s pour les contourner, quand iels trichent donc, je me rends bien compte que ce qui me met en colère, c’est que j’me sens pas respectée.

On s’en cale, au fond, qu’iels aient décidé de rien apprendre, non ? Pourquoi est-ce que ça me rend furieuse, comme ça ? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression qu’ils pissent sur mes heures de travail et mes stratégies d’apprentissage ?

Pourquoi c’est si important qu’ils respectent mon « autorité » ?

Pourquoi, au fond, je veux qu’iels respectent un système qui les respecte pas ?

Un système qui me respecte pas.

Un système qui nous écrase toustes.

Pourquoi je veux bien qu’iels critiquent le système, mais à condition que ça soit de la bonne manière, avec des connecteurs logiques ?

Pourquoi est-ce qu’on les encourage pas à redoubler d’inventivité pour tricher ?

Parce qu’on est enchaîné⸱e⸱s au système, nous aussi ? Parce que c’est impossible à maîtriser ?

Peut-être en fait qu’elleux aussi, je devrais les regarder hacker le système ?

Je regarde, donc, hacker le système des Enchantements dans la joie. Y a des dinosaures dans les piscines, un moment pour les daronnes et puis de la place aussi pour les petit⸱e⸱s. C’est un bordel joyeux.

T’imagines pas.

Puis à un moment, quelque part au-dessus de la scène, le récit envoûtant se superpose aux mots des acteurices. Le rêve a éclaté le réel, pris le dessus sur l’illusion de réalité, ça ne ressemble plus à rien de connu, ou de possible.

C’est un conte ressemblant à un conte qui sort des hauts-parleurs.

Après tout ça, ça me déçoit, finalement, que ce conte tant attendu vienne du dehors.

D’une voix désincarnée. Pour parler avec des mots en rupture radicale avec leurs mots à elleux, qu’elle appelle « les faiseureuses d’eau ».

J’aurais voulu, peut-être, que l’enchantement vienne d’elleux, tu vois, que le conte ait leur voix, qui s’infiltre davantage dans l’histoire, un rêve incarné avec des tics de langage, tu vois, une magie qui déferle toutes digues abattues sur la pièce.

Je me reconcentre.

On va faire la pluie, si on n’a pas le beau temps.

Comme l’irréel, l’eau s’infiltre et s’insinue. Partout.

Jusqu’à ce que le mur cède.

Nous dit la voix.

Les faiseureuses de pluie ont fait déborder le quartier sur le monde.

Mais quel est le mur qui a cédé ?

Celui qui retenait nos rêves, ou celui qui, fait de la matière même des rêves, s’effondre à la fin de l’été ?

Est-ce que c’est un récit d’émancipation ou un récit de chute ?

Y a-t-il seulement une différence entre les deux.

Je suis allée au théâtre chercher des réponses et je n’ai trouvé que davantage de questions. Je regarde la scène désertée, les objets vides, rendus à leur triste réalité de plastique bon marché. Je me demande de quoi nos rêves sont faits. Ce qu’ils veulent dire de moi, de nous.

De nos révoltes. De nos privilèges.

De notre besoin d’horizons.

De notre besoin d’argent. De notre rêve de trouver la faille, ou le truc infaillible, de détourner le système pour se casser, qui se transforme si vite en allégeance secrète au système qui nous étouffe, qui nous assoiffe, qui nous enterre.

De notre besoin d’air, de notre besoin d’eau.

De notre besoin d’histoires.



Virginie Mouligneaux

Le mythe des faiseureuses d’eau



Il était une fois.

Il était une fois, un lieu.

Un lieu qui se trouvait en périphérie d’absolument tout.

Une terre libre qui n’appartenait à personne et où cohabitaient différentes formes de vies.

Arbres centenaires, fleurs sauvages, fougères, marécages, nénuphars, cerfs, rapaces, mésanges, salamandres, papillons, fourmis, champignons, algues, escargots...

Un beau jour, des hommes en chemise passèrent par là et décidèrent que ce lieu serait le leur. Pendant plusieurs nuits et plusieurs jours, les hommes en chemise se mirent à fabriquer des plans. Ils brandirent des lattes, tracèrent des périmètres, des frontières et toutes sortes de formes géométriques. Ils ne cessèrent d’élucubrer des calculs et n’avaient qu’une idée en tête : faire disparaître “ces gens-là”, comme ils les appelaient.

C’est alors qu’une matinée de printemps, cette terre sur laquelle s’était mise à fleurir une armée de crocus au teint violet se fit ensevelir par le bitume.

En moins d’une heure, ils parsemèrent le tapis de béton de parpaings à fenêtres dans lesquels ils avaient calculé pouvoir entasser, caser et ranger plusieurs centaines de familles. La terre ne pouvait plus respirer.

C’était comme la fin et le début d’un nouveau monde.

Une mort qui laisse place à la vie. Une succession.

Les Histoires et les bruits du monde sauvage s’étaient retrouvés figés à jamais dans la pierre artificielle, voués à disparaître dans l’oubli. Bientôt, cette arène de ciment laisserait place à de nouvelles existences.

Des Hommes et des Femmes vinrent habiter ce nouveau temple de ciment.

Une cour bétonnée. Deux-trois arbres transplantés. Des blocs. Un parking. Des lampadaires. Quelques mois mois passèrent et quand vint à s’annoncer la saison de l’été, la puissance du monde sauvage que les hommes en chemises avaient tenté d’ensevelir vinrent à se réveiller.

Au-delà d’un simple réveil, il s’agissait d’une vengeance.

La température de l’air devint anormalement élevée, diurnes, noctures pendant des semaines. Le sol était brûlant.

C'est alors qu'un groupe de jeunes faiseureuses d’eau, émergea des ombres du la cité. Iels avaient appris à écouter le murmure des rivières cachées, à comprendre le chant des arbres en lutte. Leurs cœurs battaient au rythme de la terre, même si celle-ci était maintenant recouverte de béton.

Les faiseureuses d’eau se réunirent et ensemble, ils rêvèrent d’un plan, un plan qui pourrait redonner vie à ce monde asséché. Iels parlèrent de faire jaillir l’eau de la terre. Les jours suivants, armés de pelles, de seaux et d’une détermination inébranlable, iels commencèrent leur œuvre et débétonnèrent les sols. Semèrent toutes sortes de graines. Des fleurs. Des arbres.

La chaleur continua de faire rage, mais les faiseureuses d’eau avaient créé des refuges, des lieux où l’on pouvait se rassembler, où l’on pouvait se désaltérer, se reposer à l’ombre de jeunes arbres qu’ils avaient plantés. Les habitant⸱e⸱s commencèrent à se joindre à elleux. Petit à petit, iels se mirent à rêver ensemble, à voir au-delà des murs de béton.

Et puis, un jour, un orage éclata. La pluie tomba en torrents, arrosant la terre assoiffée. Les faiseureuses d’eau sortirent danser sous les gouttes, célébrant la bénédiction hydraulique. L’eau s’infiltra dans les sols, nourrissant les racines des plantes qu’ils avaient semées. Les rivières de la mémoire, longtemps oubliées, reprirent vie, serpentant à travers la cité.

Ainsi, le mythe des faiseureuses d’eau se propagea comme une légende, inspirant d’autres cités à travers le monde à se réinventer, à écouter la terre, à redonner vie à ce qui semblait perdu. Les faiseureuses d’eau étaient devenu⸱e⸱s les gardien⸱ne⸱s de cette terre libre, rappelant à toustes que la véritable force réside dans la communauté, la nature et le respect de la vie, même dans les lieux les plus inattendus.



Margot Atn

Quels affects quand la glace fond trop vite ?



glace qui décompose trop vite sur les doigts

ils prennent un goût sucré qu’il faut vite lécher

savourer le froid qui coule

ça dure un instant top chrono pas comme l’été qui s’allonge et qui colle comme une shlaps sur le bitume brulé quand il gonfle et qu’il bloque la porte des garages et des cafés

pas possible de vraiment sortir du cadre de la cité, de la scène et de ses tours utilisées en comptoir ou contre lesquelles on s’adosse à défaut de s’en échapper

il faut fermer les yeux et faire fondre un glaçon qui réduit à vue d’œil contre sa peau quand même poser son cul dehors devient compliqué

les tours transpirent pas elles, elles produisent un reflet d’acier qui laisse pas de place pour des espoirs de vraies vacances des adolescent⸱e⸱s yeux qui piquent y’en a qui regardent ailleurs et d’autres qui puisent dans leurs idé(es)•aux pour que sur le bitume il y ait des nouveaux possibles

pouvoir aux enfants et à leurs voix qui devraient porter plus - une puissance imaginative

des solutions qu’elles marchent ou qu’elles marchent pas tant qu’elles occupent pour passer les longs mois d’inactivités c’est mieux que de gratter le plastique fondu texture chewing-gum sous la chaussure à chaque chose qui peut fondre son utilité, à chaque chose qui fond une réalité qui se dévoile

garder un glaçon serré dans la main c’est faire durer plus longtemps sa fonte

j’essaye de - je conseille d’essayer -

serre donc un glaçon contre ta paume grâce à tes doigts ceux de la même main pour enlever le sucre qui s’y colle et demande- toi pendant que le froid s’échappe à quoi pense donc les gens de 16 ans qui ne partent pas en vacances ?

ielles sont amixs, doivent rentrer le soir, frère et soeur, testent les limites, adelphes, donnent conseil et écoutent, meilleures potes, rient et se moquent, amoureux.ses peut- être, cherchent reconnaissance, veulent être cel.lui qui amènera l’eau ou le fun ou l’idée de génie pour se barrer

tu préfères remplir une piscine gonflable avec des bouteilles d’eau du supermarché

ou

tu préfères attendre un déluge qui n’arrivera pas dans l’espoir du rafraîchissement qu’il transporte

toisement des filles et des garçons faire le.a fièr.e mais envoyer des textos secrets c’est l’aspiration d’un amour d’été

amour entre les lignes entre les phrases

fratrie qui se dépatouille

se dire je t’aime quand on dit casse-toi

parents présents pas présents en réalité parallèle

le mot se passe par texto

ielles ont trouvé un arrangement le but c’est d’inviter et de partager la fraicheur

ielles sont semi- adultes alors qu’ielles devraient pas

il faut permettre l’échappée belle et surtout trouver l’argent pour

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dire sans dire l’inégalité alors qu’elle fond comme neige au soleil, se demander qui regarde, au théâtre le soir des Enchantements, devant moi, une classe d’ado

ielles sont les principales personnes racisées de la salle du théâtre, j’entends des rires et je vois le regard quand un.e tel.le vérifie si sa.on pote réagit pareil l’adolescence c’est une recherche d’affirmation et de singularité mais aussi de reconnaissance des pairs

pas longtemps après je vais voir I’ll be there for you (for me) et pareil une classe de scolaire des ados juste derrière moi y’en a trois et iels parlent pendant tout le spectacle qui me parle moyen à moi de toute façon

c’est ambiance milléniaux qui reprennent encore l’esthétique Gen Z - Tik Tok - AI et ça m’énerve ce bruit derrière moi des trois scolaires

un des acteurices pose une question au public et un des scolaires répond- mégenre au passage l’acteur.ice au plateau- l'acteurice lui demande de se lever et de se mettre un peu sur le côté (c’est prévu dans le script -c’est un spectacle par-ti-ci-pa-tif on nous distribue des bonbons et des QR codes)

le scolaire reste dans cette position une bonne partie du spectacle sous les éclats de rires de ses camarades et ça me saoule sur le coup et plus tard ça me fait réfléchir à mon propre classisme, voir racisme, à l’entre-soi du théâtre et à qu’est ce qui parle à qui ?

 



Billy Salima Moisseron

C’est pas à propos de vous



Vous avez choisi un jour d’hiver d’envoyer un mail pour participer à un workshop de La Salve à la Bellone, pour critiquer une pièce de théâtre.

Ce faisant vous vous êtes posé la question de votre légitimité mais étant donné que vous vous la posez aussi quand vous voulez essayer une nouvelle recette avec du zeste de citron ou réparer votre chambre à air toute seule, vous avez éludé la question.

  1. Votre candidature n’a pas été retenue. C’est pas grave, faites vous une petite tisane au gingembre.
  2. Votre candidature a été retenue. C’est super, faites vous une petite tisane au gingembre, on continue.

Alors un soir vous vous êtes retrouvée au Rideau, vous n’avez pas osé demander si le groupe de gens qui se parlaient pas trop était le vôtre, finalement c’était celui-là, vous aviez pas des masses envie d’avoir un corps ce soir-là mais vous avez fait aussi bonne figure que possible.

La pièce s’est passée. Globalement, c’est l’histoire d’une bande de jeunes qui vit dans une banlieue, pendant un été ultra ultra chaud et qui veulent aller à la piscine mais le prix a augmenté; ou bien à la mer mais là c’est pareil: iels ont pas la thune.

Alors iels inventent autre chose.

Dans la salle vous étiez dans un état étrange de personne qui sait qu’elle va devoir écrire un truc dessus après, alors il vous semblait très important d’avoir un avis à chaque instant sur tout ce qui se passait.

À votre plus grande surprise (non), ce processus de travail ne s’avéra pas très productif.

  1. Vous n’avez pas aimé la pièce. Grand bien vous fasse.
  2. Vous avez aimé la pièce. Grand bien vous fasse.
  3. Peu importe, finalement. Et grand bien vous fasse.

Après la pièce, il y a eu une discussion avec Cathy Min Jung, la metteuse en scène, et Louisa Yousfi, qui a écrit “Rester barbares” et qui avait des tas de trucs hyper intéressants à dire, vous avez tout bien écouté mais vous avez pas tout bien retenu.

L’autrice, Clémence Attar, était aussi présente dans la salle et a répondu à des questions intéressantes genre d’où vous écrivez, genre d’où vous regardez les gens, genre d’où vous mettez ces mots et sont ils à vous.

Globalement c’était un bon moment, ça vous a soulevé des trucs dans la tête ou apaisé d’autres, ça vous a convaincue que l’intention était en tout cas bonne.

Quelqu’un·e a prononcé le mot zoo, est-ce qu’on les regarde, ces gens, comme si on allait au zoo, ça vous a tracassé car vous y aviez beaucoup pensé à ce mot, avec d’autres mots peut-être mais au final c’était celui-là, alors ça vous a tracassée et ça vous tracasse encore un petit peu mais différemment. Moins par rapport à ce qu’iels ont voulu faire dans la pièce que par rapport à la façon dont vous l’avez reçu.

Plus de l’intérieur et moins de l’extérieur.

Donc, c’était intéressant. Vous aviez cependant très envie de rentrer chez vous pour manger des pâtes à l’huile et au citron et surtout que personne ne vous demande ce que vous en aviez pensé. Evidemment on vous a demandé ce que vous en aviez pensé et vous avez répondu :

"j’ai bien aimé je crois".

Après ça, vous vous êtes dit:

  1. la critique théâtrale, c’est pas gagné
  2. merde j’aurais dû partir à la pause avant qu’on me demande
  3. peut-être que si je tourne la tête un petit peu de l’autre côté, iel va croire que j’ai pas entendu sa question

Vous êtes rentrée chez vous et vous y avez pensé modérément jusqu’au premier jour du workshop de critique, où vous aviez envie de rentrer sous terre pour y critiquer le taux d’humidité et de luminosité à la rigueur, mais pas l'œuvre d'autrui.

Comme ça, dès le début de l’atelier, fallait dire ce que vous en aviez pensé, si votre réflexion avait évolué depuis la pièce. C’était intimidant et vous vous êtes dit que

“j’ai bien aimé je crois”

ça allait pas suffire.

Vous avez brodé des trucs sur la scéno, l’animation et votre posture de spectatrice.

À la fin du tour, vous avez repris la parole (erreur) pour dire que quand même, il y avait quelque chose de triste dans cette pièce parce qu’en gros à la fin, personne part à Marseille et la piscine pue. Evidemment ce que vous vouliez dire, c’est:

“en vrai ça montre les inégalités et la précarité et tout et tout et comme c’est pas bien que tout le monde, il peut pas aller à Marseille, et nager dans de l’eau propre et quel système oppressif et raciste et tout”.

Genre vous pensiez bien faire, bien vous positionner, bien vous questionner. Et tout.

Puis là on vous a répondu:

“Mais c’est triste pour qui ?”

Parce qu’évidemment, ce que vous vouliez dire, c’était:

“Ben moi je peux partir à Marseille et nager dans une eau propre alors toustes celleux qui peuvent pas ben c triste”.

Et sans doute, vouliez-vous prouver que vous n’étiez pas dupe, avec votre regard systémique aiguisé et vos privilèges de classe que vous êtes si agile à débusquer (laissez-vous cringer, c’est gratuit).

Donc, on vous a répondu:

“Mais c’est triste pour qui?”.

Alors vous vous êtes dit merde c’est vrai. Après pendant tout le workshop vous avez

pensé :

  1. Merde j’aurai dû rien dire
  2. Merde, c’est vrai
  3. Merde c’est vrai

Puis vous avez pris un peu de recul et vous vous êtes dit ben, c’est vrai.

La pièce, elle est pleine de joie, en fait. Ça veut pas dire que ça dénonce pas un système raciste-capitaliste-oppressif. Ca veut pas dire que le regard de l’autrice etde la metteuse en scène est 100% juste, 100% bien placé, 100% pas au zoo, 100% issu de l’agriculture locale sans pesticides.

Mais peut-être que finalement c’est ça que vous avez envie d’explorer, quand vous en parlerez : la joie.

Alors:

  1. vous en parlez.
  2. Vous savez pas trop ce que vous écrivez mais ça vient bizarrement plus du cœur qu’au sortir de la pièce
  3. ça fait aucun sens, ce truc d’histoire dont vous êtes le héros mais maintenant qu’on y est.

Vous êtes ressorti·e·s de cette pièce avec un sentiment de tendresse, en fait, quand vous y pensez. Un léger malaise, aussi.

Parce que vous, vous avez prévu de partir à Marseille pendant les vacances de Pâques ? Ou parce qu’il ne fait pas sens de faire référence à vous, à vos vacances à Marseille, à votre malaise, à vos craintes d’observer la scène sans savoir si elle sonne juste, si elle ne regarde pas de haut, si elle ne regarde pas de loin ?

Parce que finalement si vous ne savez pas vous même si ce que vous regardez est réaliste, alors comment poser un regard critique sur cet aspect-là ?

Parce que peut-être que ce n’est pas votre place ? Parce que finalement les questions ne sont pas là ? La pièce elle pose pas tant de questions, en fait. La pièce elle répond par un été si chaud qu’on l’écrit dans les livres, un lent déluge et des immeubles plus petits que des mots.

Alors vous, vous répondez à la pièce en disant :

Moi j’ai vu du love, et ça me suffit. Les technicalités du reste j’ai pas tant envie d’en parler.

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Sur la scène les gens les jeunes les ados les personnes sont assis·e·s sur leurs immeubles sur leurs lieux de vie sur leurs appartements sur leur béton

C’est à elleux et c’est énorme mais c’est sous eux

L’immeuble

sur l’immeuble une chaise Quechua

sur la chaise Quechua un jogging

dans le jogging un type qui est amoureux et qui veut qu’on répare la balançoire pour les gosses et que tout le monde se baigne gratos

surtout les gosses

dans l’immeuble un congel'

dans le congel' de la glace

dans la glace une sorte de soulagement ou pas vraiment

Il fait chaud trop chaud en fait c’est l’été mais là c’est un été qu’on écrit dans les livres

un été qu’on raconte aux enfants

Faut s’en sortir de cet été faut partir à la mer faut faire quelque chose

Iels font des trucs impossibles faute de partir à la mer

des trucs du genre amener la mer à elleux

ce qu’iels font de possible surtout

c’est s’aimer bien

en se parlant vite fort bref rude moqueur direct drôle pas mesuré

pas franchement méchant

pas franchement gentil

assez juste finalement

en se parlant pour se dire viens pour se dire je te suis pour se dire on va faire des trucs impossibles ensemble

du genre amener la mer à nous

Et j’ai vu tout ça je les ai entendu·e·s s’aimer et puis j’ai dit:

“c’est triste quand même”

mais c’était pas vraiment triste

c’étaient des gens plus grands que leur maison qui amenaient la mer à elleux

c’étaient des chaleurs plus grandes que nous et de l’eau plus forte qu’elles.

à la fin l’eau gagne, je dirais

mais l’eau c’est elleux qui l’ont ramenée

alors finalement

c’est vrai la piscine municipale est devenue trop chère, personne part à Marseille et l’été c’est fait pour les riches mais au milieu de ces réalités il y a une balançoire à réparer, des textos de love auxquels répondre, un bar d’habitués, des petits shorts et des crocs stylés

au milieu de ça c’est une bande de potes qui avaient déjà tout dit quand iels s’étaient assis·e·s sur leurs immeubles

finalement tout le reste servira juste cette image

on s’assied on a déjà gagné avec ou sans eau avec les potes

assis·e·s sur les immeubles.



Nouche Lits

Marge, centre, et caetera



“A toi qui détricotes ton seum même s’il te reste que ça, torche qui devient lance- flammes.”

Je me crois à la marge, funambule sociale ; mais le parpaing de la réalité des autres est toujours bon à se prendre sur le coin du petit orteil. Comme une décharge électrique-supplément fracture ouverte à l’endroit d’une tête qu’on dit bien faite.

Je caracole à coup d’tête mitoyenne à l’église désertée de mon corps. J’essaie de saisir les angles qui tranchent, et qui permettent à la lumière de passer ; surtout quand c’est pas la mienne. Alors que si ça se trouve, et contre toute attente, elle pourrait juste me passer au travers.

Nota bene : veiller à pas disparaître.

Y a mes questions et y a le reste. Ce qui démange, ce qui me fractionne.

Parce que. En même temps. Nonobstant.

Je sais pas si tu es au courant que jamais rien ne disparaît vraiment sur un plateau de théâtre. Ou alors tout peut être amené à être vu, plutôt. Tantôt, sous le sunlight des projecteurs, tantôt dans des interstices qu’on t’invite à agripper. A toi de voir si tu le feras avec ferveur, chaleur ou tiédeur, mains moites. Ou alors, c’est venir accueillir des marges qui ne sont pas les miennes, et qui se situaient si loin dans les coins de mes yeux que j’en avais oublié l’existence. Saisir les parts d’ombre, tu veux dire ? Ou les parts de celleux que toi tu vois pas ? Aller-retour qui ébranle, fiction → réalité / réalité → fiction.

J'arrive pourtant pas à spatialiser correctement, je grimpe sans ligne de vie à l’arborescence de matérialités qui se bousculent. Les miennes, les leurs, et entre nous l’évidence des violences systémiques.

Ça peut s’amener dans la joie, avec une brise de légèreté, les brutalités institutionnelles ?

Ça se donne à voir comment, ça se défriche / déchiffre comment les rares endroits où on saura faire dégorger le désespoir d’une ”certaine jeunesse” qui s’emmerde ?

Qui, à part elle-même, pourrait se targuer d’en faire des lieux qui existent ?

La fièvre de l’évasion pique à cet endroit précis. Surtout en plein été parce que les têtes chauffent autant que le bitume fond.

Versons pas (trop) dans le cliché de dire “sous les pavés la plage”. Puis en plus, la plage, iels peuvent pas y aller. Et je crois pas voir l’ombre d’un pavé dans cet ensemble d’immeubles qui est leur royaume.

J’y regarde de plus près. C’est pas si simple : c’est des traces cicatricielles. Ça bourdonne de blessures qui sont même pas tout à fait les leurs. Iels en ont hérité.

Et les ont enfoui au fin fond de leurs corps, de leurs rêves et de leurs horizons. Puis, soyons honnêtes: c’est le désespoir lui-même qui s’engorge face aux flots qu’on se prend en pleine gueule. La guerre qu’iels mènent, c’est pas vraiment entre elleux, à coup de piscines et de pistolets à eau, c’est celle contre l’ennui et un silence qu’on voudrait leur imposer.

Je le sais, je sers du déterminisme de comptoir, mais si je me coupe pas la chique, je vais bientôt vouloir vous faire chialer sur des réalités qui sont pas les miennes (et peut-être même pas les vôtres, me remerciez pas, c’est la maison qui invite).

Avec toi, il a pris un sacré coup ce cher Bourdieu, il devrait plutôt les prendre on the rocks ses whiskies. Même toi t’en aurais le cerveau moins obtu. Quand je t’entends, je me rends compte que j’en ai marre de m’agripper à ce qui grince sous la dent, social justice warrior de canapé ascendant perfectionniste.

D’être somme toute presque dogmatique. Sous le plexus, ça me hurle de faire le deuil d’une certaine forme de militantisme.

Comme s’il fallait que j’arrête tout simplement le mutisme à mon échelle. Et à voir ces êtres bouillonner sur scène, je me dis que c’est tout ce qui pourrait rester en fait, l’échelle: remettre à échelle, passer par-dessus les cloisons et les grillages. Se faire la courte échelle... Y a plus de place dans l’ascenseur social, ça fait bien longtemps qu’il est en panne.

Quitte à ce qu’il soit en panne, autant chercher les interstices, non ? C’est là que se trouvent les aspérités qui accrochent et qui échappent au contrôle ; c’est là que peut passer la lumière trop forte, effet loupe sur une colonie de fourmis.

Si ça crame en-dedans, autant que ça rayonne fort dehors.

“Tu remplis le vide comment toi ? Ça se brise, le silence ? ”

Garde au cœur et au corps que c’est tes yeux et le reste qui ont maté cette pièce.

Un pas de côté, de recul, juste à côté de tes pompes qui ont toujours des semelles trop épaisses ; c’est peut-être à cet endroit que tu peux te situer. Et être un peu honnête.

Faire la nik à l’externalité permanente. Y a pas à toujours refroidir l’objet, à chercher la neutralité et une objectivité fétide.

Parce que face à cette pièce, il a fallu que je situe mon regard. Que je rentre en dedans et que je m’expande tout à la fois. Que je regarde les autres faire le même travail que moi, avec leurs trajectoires, interrogations, boules au ventre de pas se sentir à sa place, grandiloquence de se sentir en confiance.

Alors voilà.

Inspire, expire, c’est pas pire qu’un coming-out à ton oncle.

J’ai pas grandi dans les endroits précis d’ennui de ces grands ensembles péri-urbains qui n’ont de gris que les façades. Les miens étaient verts avec des champs à perte de vue. Où le paysage sonore et olfactif était rythmé par la saisonnalité de l’épandage de la bouse et des tracteurs en pagaille. On rêvait aussi de la ville, de la grande ville; juste ça : partir. Mais peu de nous ont eu l’idée, l’espace mental et social, la thune pour prendre leurs jambes à leurs cous.

On est quelques·un·es à avoir transcendé notre crasse avec classe. A faire un pied de nez aux destinées pas si manifestes. Sympa la vision de l’émancipation.

Mais pour ça, on a abandonné un paquet de copaines sur le bord du chemin. Le plus triste ? On a pas travaillé à écrire nos histoires, on a fait que perpétuer le silence.

Est-ce qu’on a abandonné les jeux de bataille d’eau ? Et pas qu’un peu! On a surtout jamais voulu les montrer; pour rien t’cacher on mangeait de la honte par paquet de 10 comme si c’était des dinosaurus. Comme si ça valait pas le coup, au final.

Bah oui, ça intéresse qui ça ? t’es pas né au bon endroit chaton. T’as jamais eu le monopole de celleux qu’on voit conter leur réalité, redescends sur terre et attention porte un casque parce que l’atterrissage va être rude.

Dans ces jeunes qui s’agitent sur scène, je me prends un effet miroir fort. D’un truc que j’aurais loupé, que j’aurais pas vu, qui flirte avec ma propre lâcheté adolescente.

Ça résonne, au fond du bide. Iels veulent pas lâcher l’affaire, et surtout pas être lâché·e·s dans ce qui se trame à la fin de l’été. Même si la fin du monde a rien de conclusif, la fin du leur fait exploser les cloisons.

Iels ont repris le pouvoir, et se sont vengé·e·s de ceux qui les avaient oublié·e·s. C’est pas la lumière qui est entrée par toutes les porosités, c’est l’eau qu’on leur refusait qui a dégouliné.

Elleux se sont mis·e·s au centre de toutes nos périphéries.

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calor calor des grands ensembles,

dans sa main le glaçon,

sur sa nuque l’eau qui coule,

dans les têtes les idées d’grandeur qui deviennent charbons ardents,

et nous on s’accroche à ce qu’on croit être l’arrivée et nul atterrissage ne se fait en douceur, perché·es qu’iels sont sur leurs blocs de béton, iels tissent le monde à leur hauteur, juste en dessous du soleil et quelque part avant l’aube quand la lumière veut les voir.

Mais cette lumière, c’est elleux qui vont la chercher.

Elle a plus la couleur crasse d’un lampadaire, plus personne n’est en mal d’aurore.

Foudre tonnerre et plus personne n’a peur de reprendre son souffle.



Esmé Delomenie

Les Enchantements



Dans Les Enchantements, il y a une petite voix. La narratrice. Elle intervient deux fois dans la pièce, au début et à la fin. On ne sait pas trop d’où elle vient, on ne sait pas trop ce qu’elle fait, mais elle est là.

Elle m’a intriguée. Je me suis dit que je lui donnerais bien un corps. Enfin, non. Elle s’est donnée un corps dans mon esprit. Un corps connu des cités et des quartiers. La petite voisine discrète qui vit seule, qui rase les murs. Elle connait les noms de tout le monde, mais les gens l’imaginent à peine.

Voici la voisine d’en bas, après avoir vu la pièce.

**

Lorsque les applaudissements ont retenti, j’ai sursauté.

« Bah … c’est fini. » je me suis dit. Bon, je me le suis dit à l’intérieur de moi, parce qu’autour de moi, les mains battaient avec force. Un peu hébétée, toujours dans le flou, j’applaudis avec les autres.

Peut-être plus fort que les autres. Après tout, on termine sur ma voix, hein !

Alors …

D’accord…. Mm mm .. Yeap.

Bon, on termine sur ça alors.

Le flou ne me lâche pas.

J’ai du mal à partir de la pièce, mais en même temps, je n’ai pas l’impression d’y être complétement entrée non plus. On passe un bon moment- oh oui ! C’est un chouette moment. J'ai revu le quartier. J’ai reconnu les scènes. C’était mon théâtre perso avant qu’iels ne s’en aillent. Je me souviens d’elleux. De leurs rêves, de leurs jeux, de leurs délires. Je me souviens de ces adolescent⸱e⸱s.

Je ne peux pas les oublier. J’ai vu du monde passer dans nos immeubles. J’ai vu ces adolescent⸱e⸱s, 10 fois, 15 fois, 20 fois. Toustes partent et reviennent sous d’autres visages.

A 16, 17, 18 ans, on se fait chier, il fait chaud, on a besoin d’argent pour exister, pour faire, pour vivre sur cette terre. Alors ça fait quoi à 16, 17, 18 ans ?

Ça se fait des thunes. Une piscine dans un appartement. Une plage dans un autre.

Qu’est-ce qui nous arrête ? Bah rien, on vit dans un monde alternatif, sur scène tout est possible. Nos acteurices sont assis⸱e⸱s sur les toits de la cité. C’est une jolie performance qu’iels nous offrent aussi. J’y ai vu la sincérité qui caractérise l’adolescence. Les voix sont hautes et les mouvements sont retenus. On se donne une image et l’image nous révèle tout ce qu’on doit savoir sur elleux.

Parfois, iels sont guindé⸱e⸱s, on perd un peu du naturel, mais ce n’est qu’une pierre dans l’eau. Elle brouille l’image quelques secondes et puis on est de retour sous la chaleur de l’été enchanteur.

Mais à l’image d’un point d’eau, on reste en surface des choses.

Les enchantements, c’est aussi l’histoire d’un quartier, d’un quotidien, d’une réalité. C'est une pause dans une routine morose.

Avec leur piscine et leur plage, ils veulent nous faire rêver, mais la réalité ne peut s’empêcher de se frayer un chemin. Dans les messages de ce⸱tte gamin⸱e qui doit s’occuper de ses cadet⸱te⸱s et qui se les promène partout. Son fun dépend de ses responsabilités. Les moments dans le bar.

Toustes anonymes, toustes reconnu⸱e⸱s. On parle des travaux, des voisin⸱e⸱s violent⸱e⸱s. On connait les habitués et les habitudes. Ça nous fait écho à tous.

Tant de moments qui se cachent sous la nature cartoonesque de la pièce. Sous le conte, sous les faiseureuses d’eau, on entrevoit la vie, celle que nos adolescent⸱e⸱s cherchent à fuir ... Probablement.

« Ton père ? Ouais, il ne veut pas me voir. » « On ne parle pas de la fin de l’été, ni de la suite. »

On vit le moment présent, on vit les aventures de maintenant. On ressent les émotions de maintenant. Le plus important, là, tout de suite ? On a chaud, y’a pas de piscine, on ne peut pas aller à Marseille parce qu'on est pauvres.

Les enchantements, c’est une bulle, un instant, qui ne s’est jamais complétement formé et pourtant dans lequel on se sent à notre aise. Tout nous est familier, mais on ne s’attache pas à grand-chose.

Ce n’est pas l’envie qui manque pourtant, mais l’été touche à sa fin et la magie ne prend jamais complétement.



Ekila Orlyna