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Fils de bâtard

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Fils de bâtardEmmanuel De Candido

juin 25





Conception et interprétation : Emmanuel De Candido
Complices de scène : Orphise Labarbe et Clément Papin 
Co-mise en scène : Emmanuel De Candido et Olivier Lenel 
Création musicale : François Sauveur et Pierre Constant
Scénographie : Sarah De Battice
Soutien dramaturgique : Stéphanie Mangez et Caroline Godart 
Costumes et accessoires : Cinzia Derom et Patrick Gautron 
Mouvement : Jean Pavageau 
Remerciements : Gaëlle Solal et Jean-Marie Piemme 
Une coproduction de la Cie MAPS, du Théâtre de Poche, de l’ANCRE - Théâtre Royal, de la Charge du Rhinocéros et du Forum Jacques Prévert de Carros/Festival Trajectoires (FR) de la Coop et Shelterprod. Avec le soutien de Taxshelter.be, ING et du Tax-Shelter du gouvernement fédéral belge.
Soutiens en résidence & recherche: Chaufferie Acte-1, Centquatre (FR), Studios de Virecourt (FR), Théâtre National – XS, Fondation Polaire Internationale/Station Princesse Elisabeth (BE  & Antarctique), Cie Théâtre du Prisme (FR), LookIN’Out 2019, Festival de Liège, Fabrique de Théâtre, Le Séchoir (île de la Réunion), Centre Culturel d’Uccle, la Vénerie, le BAMP, le CWB de Kinshasa, la Maison de la Création de Bockstael, Résidence Enfants Admis
Cie MAPS, Collectif CBO. 





















J’irai boire un café avec mon père parmi les morts, et j’en reviendrai vivant.



C’est l’histoire vraie d’un fils qui part à la recherche de son père. Sauf que son père est mort il y a 15 ans et qu’il n’a jamais vécu avec lui. Dans les mains du fils, il reste trois cartes : une carte du Congo, d’Antarctique et de Libye. Trois pays où son père a vécu et travaillé. Carnet en main, le fils prend la route… 



Pour créer Fils de bâtard, Emmanuel De Candido a enquêté et voyagé durant sept ans, traversé trois continents et près d’un siècle d’histoire. Entre les chants d’indépendance congolais et l’euthanasie ratée de sa mère, entre le crépitement des armes libyennes et la naissance de son fils, entre les vents catabatiques et le souffle haletant qui le tient debout, Emmanuel trace une épopée fulgurante et intime qui déconstruit les notions de filiation, d’héritage et de virilité. 



Comme dans son précédent spectacle Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ?, la Cie MAPS mêle performance théâtrale et enquête documentaire. De fausses pistes en révélations, la mise en scène multiplie les surprises, pour finalement nous adresser cette question intime et politique : « A quel passé doit-on se confronter pour devenir soi-même ? »




Journal du 24 mai

Aujourd'hui, j’assiste à deux représentations. Deux scènes se succèdent, mais j’ai du mal à faire le lien. Elles me semblent presque contradictoires. La première a eu lieu le matin, dehors, dans la rue. La seconde, dans un centre culturel, en fin de journée.



Ce simple décalage change leur rapport au réel : l’une est ancrée et l’autre existe de manière sublimée. Je passe sans transition du solide au gazeux (la définition littérale de “sublimation”). Les spectateur·ices sont rarement des écrans vierges prêts à accueillir les projections scéniques. Le théâtre et ses dérivés doivent se frayer un chemin parmi les pensées intrusives et les anxiétés diffuses que nous amenons dans cet espace sacré.



Je mets en lumière cette collision fortuite aussi parce que les dispositifs sont presque similaires et supposent deux manières d’impliquer le corps au service du discours : d’un côté, des collectifs LGBTQIA+ montent sur le praticable de la Pride de Liège pour y partager des vécus et mobiliser les militant·es ; de l’autre, un acteur accueille le public depuis le plateau pour raconter, au travers de sa propre histoire, un récit socio-historique.



Tout porte à croire que c’est effectivement son vécu, depuis la communication du spectacle jusqu’à son type de présence à l’ouverture du spectacle. Emmanuel De Candido adopte les codes du stand-up et parle en son nom. Il navigue ensuite avec maestria dans tous les registres des arts scéniques, empruntant aux codes du théâtre, du mime ou encore du slam. Il challenge le réalisme, conscient de la puissance de son matériel autobiographique ainsi que du récit qu’il en fait. Et pourtant, un doute inextinguible réside en moi : pourquoi est-ce que je perçois cet acte artistique comme moins “vrai” que la manifestation queer du matin ?



À ce moment précis, ce samedi en début de soirée, je charrie avec moi des affects emmagasinés au cours de la journée. Je sens que, malgré moi, je suis dans une attitude de défi : que peut m’apporter cette forme esthétique maniérée, quand j’ai été au cœur d’échanges passionnés et de revendications urgentes quelques heures auparavant à la Pride de Liège ? Le lien peut sembler ténu et ma logique quelque peu hasardeuse. Mais on ne choisit pas toujours ce qu’on emmène de l’extérieur dans le microcosme feutré de la salle de théâtre.



Faut-il prétendre être neutre quand on écrit une critique ? Peut-être, mais alors que peut-on emporter avec nous, et surtout comment savoir, après s’être dépouillé avant d’entrer, si on arrive vraiment vierge ?



Le son feutré de la salle résonne pour moi en contrepoint de l’agitation de la rue. L’artificialité du dispositif théâtral me saute aux yeux. Elle m’empêche de voir, engendre de la méfiance. Je vois bien que tout est fait pour combattre l’illusion théâtrale. La musique et la lumière sont dévoilées ; elles existent matériellement sur la scène, sans mystère. J’essaye de passer outre ce sentiment, tout en me demandant ce qui me pousse à le faire. Pourquoi devrais-je l’ignorer, alors qu’il fait partie intégrante de mon expérience ? Est-ce un surmoi professionnel qui me fait culpabiliser ?



Or, tout à coup, alors même que je m’y refuse, je me fais emporter par un moment qui me renvoie exactement à mon vécu. Le récit de la mort de la mère correspond presque trait pour trait à celui de la mort de mon père. La distance que j’essayais de surmonter se mue alors en une proximité malaisante. Je me sens alors beaucoup trop investi·x pour y voir clair. De manière inattendue, la neutralité de mon regard est à nouveau mise à mal.



En passant d’un extrême à l’autre, je parcours le spectre de ce qu’il faut absolument prétendre ne pas être lorsqu’on écrit sur une œuvre. J’ai été tour à tour trop distant·e puis trop investi·e. La critique ne peut s’accorder avec cet excès. Elle est un acte de transmission qui doit s'adresser au plus grand nombre. Est-ce que le texte que je suis en train d’écrire aurait dû imaginer, voire fantasmer, un regard commun, une expérience partageable ? Mais alors sur quelles bases matérielles ?



À un moment de la pièce, Emmanuel De Candido propose une interprétation du rituel des applaudissements en fin de spectacle. Cela servirait à chasser les esprits invoqués lors de la représentation avant de pouvoir retourner à la vie courante. Sans que je sache pourquoi, cette réplique presque mystique m’a ancrée à nouveau dans le concret du collectif.



J’ai alors eu le sentiment d’être là où je devais être, ici et maintenant. Mes louvoiements émotionnels m’ont mené précisément là, dans le concret de cet instant durant lequel j’ai oublié mes conflits avec ce que Laïss a appelé “nos entités”. Ce sont ces instances multiples qui informent notre regard, qu’elles s’appellent “spectateur·ice”, “critique”, “militant·e”, “enfant”, etc. Sans doute ces entités sont-elles un autre nom des esprits que nous essayons de faire disparaître en tapant des mains.



Flo Delval

Recommencer

Si tu pouvais recommencer un instant de ta vie, lequel ce serait ?



Je recommence



Si vous pouviez recommencer un moment de votre vie, lequel choisiriez-vous ?



A demandé Emmanuel De Candido à un public plein à craquer.



Cette question, elle m’a habitée pendant plusieurs jours après le spectacle. C’est vrai, doit-on vivre chaque moment pour ne pas le regretter ? Je ne savais pas quoi répondre. Je crois que j’en ai des centaines, au moins. Et je me suis dit, est-ce que j’en aurais la possibilité ?



J’ai de la chance, cette question m’a été posée au théâtre. C’est incroyable comme au théâtre, tu as le droit de tout recommencer. Tous les soirs, tu recommences ton histoire, et tu envoutes les gens assis·e·s là, à t’écouter. Le sentiment, parfois tu le sens dans le ventre, et parfois dans ton petit doigt. Parfois en dedans et parfois en dehors de toi.



C’était un soir de mai, où il pleuvait beaucoup. On était cependant toutes ensemble dans cette salle du Jacques Frank. Sur scène, Manu est là, il nous accueille avec une musicienne et un technicien qui sont à vue. La scénographie est sobre, toute blanche, et ressemble à une rampe de skatepark.



Ce soir là, on a recommencé plusieurs fois, au début. Parce qu’il y a eu des retardataires. On a pu faire attention aux yeux de Manu la première fois, et à son petit doigt la deuxième.



On recommence, c’est mieux, tout le monde est là, on peut vraiment commencer, qu’il dit.



Manu nous annonce qu’il va nous raconter l’histoire de son père. Son père qui ne s’est pas marié à sa mère, donnant naissance à Manu, un fils de bâtard, comme le titre du spectacle. Manu, c’est un homme d’un peu des deux. Une ligne rouge, comme celle de son ancienne école primaire, sépare son coeur ardent en deux. Entre le flamand et le français, entre son père et sa mère. Son fils s’amuse à faire l’équilibriste dessus, tanguant sur cette ligne qui représente tant. Il tombe d’un côté, se relève et s’apprête à recommencer lui aussi.



Papa je peux recommencer ?



Non, t’es mort, qu’il dit, les morts, ils ne peuvent pas recommencer.



On s’arrête sur cette phrase, mais pas trop, car Manu nous embarque tout de suite dans la croisade de la vie rêvée de son père explorateur. Le Colonel Bison arpente le Congo, le pôle sud, la Lybie. Manu il est fier et se dit que ça serait une histoire exaltante, une histoire digne d’un spectacle de théâtre. Il croise pleins de questions, parle de l’identité de la Belgique, et ça, ça fait du bien. Entendre le mot COLON, qu’on attend souvent et qui n’arrive pas, et là Manu l’a dit plusieurs fois. Mais, au fur et à mesure de l’histoire de son père, on se rend compte que Manu, en enfilant sa veste -50°, il nous cache un coeur triste. Un coeur qui, séparé en deux par cette ligne rouge, veut rentrer au bercail comme il dit. Parce que quelqu’un l’attend.



Il ôte son attirail, et on le voit s’installer à une table en Formica. On est aussitôt dans la cuisine de Elena, sa mère. Sa mère italienne, elle aussi bâtarde mais de langue, a du cacher sa ligne rouge. Se séparer de son Italien, faire semblant de n’être qu’une partie d’elle-même. J’aime la bifurcation, l’attention qui est mise sur les mères qu’on ne remercie jamais assez. De ces italiennes qu’on a trop souvent écrabouillé. On parle, parle, parle des pères partis dans leur grandes foulées, dans leurs aventures qui n’existent même pas. J’aime que Manu, il s’en détache et il utilise sa lampe de salle à manger comme projecteur sur celle qui l’a maintenu jusqu’à ce moment précis, où il est assis là.



Il nous raconte que sa mère a eu un cancer. Elena, qui a pris soin des autres toute sa vie, et qui l’a élevée seule. Elle qui faisait vivre l’hôpital y est aujourd’hui, allongée sur la table blanche et Manu, il doit faire face.



Si tu pouvais revivre un moment de ta vie, ça serait lequel ? qu’il nous adresse à nouveau.



J’ai compris alors. Il nous l’annonce : De fatigue, Manu est retourné un soir chez lui, et sa mère est morte seule à l’hôpital pendant la nuit.



Personne ne devrait mourir seul, qu’il dit. 
Comme les morts iels ne peuvent plus recommencer, c’est Manu, c’est le vivant qui recommence, qui décide de changer comment ce moment va se passer aujourd’hui, avec nous. C’est courageux je trouve. Un courant électrique traverse mon corps et la chair de poule apparait. Il va le faire et nous emporter avec lui. J’ai l’impression d’être sur le tarmac d’un aéroport et d’être à bord d'un petit avion d’explorateur qui roule à 180km/h avant de décoller. 



Manu, il réussit à me parler de l’universalité de la mort, celle de nos proches. Tout le monde a perdu un proche, et en perdra un aussi. Mes parents sont encore en vie, et des fois j’y pense très, très fort. J’ai l’impression que je serai seul·e au monde face à cette douleur, et puis je vois des spectacles comme celui de Manu, et je me dis que l’humanité est là près de moi. Que Manu il me passera son gros costume de bison pour affronter mon deuil. Que Manu, il a pu recommencer son hommage à sa mère, que c’est grâce au théâtre qu’il a réussi à faire ça. Qu’il ne regrette plus. Il la soigne, il se soigne. Il nous soigne. Je vois des mains qui passent en dessous des yeux et j’entends des snifs qui ponctuent ses phrases.



Si tu pouvais recommencer un moment de ta vie, ça serait lequel ?  je me dis alors.



Je ne sais pas si je dois vraiment choisir. Si le théâtre permet de recommencer des évènements, de les revivre intérieurement en déplaçant le focus, s’il permet par l’écriture et le sensible de rejouer la fin, de réinventer le début, d’enjoliver des récits, alors je n’ai pas besoin d’en choisir qu’un. Et c’est ça que Manu a fait, aussi. Il a choisi son histoire, son histoire de bâtard. Il a recommencé des parties importantes de sa vie, parce qu’il a pu le faire. Il a célébré la fin de la vie de sa mère, parce qu’il a pu le faire. Et j’étais là présente avec lui, suivant cette ligne rouge qu’il réussit à tracer pour nous raconter une belle histoire. Le propos du spectacle est là, rigide, solide et limpide, et tous les artifices sont là aussi mais j’y crois, j’y plonge avec lui et je me laisse traverser par son histoire, qui sera mienne aussi.



Camille Mormino

On peut recommencer ?

En février 2024, une collègue me propose de l’accompagner voir une pièce au Théâtre de poche. Elle l’a déjà vue quelques semaines auparavant, mais c’était tellement bien qu’elle a très envie d’y retourner. Je me rappelle avoir pensé que ça ne me viendrait pas à l’esprit de retourner voir un spectacle vivant. Le même spectacle.



Mais rapidement je me suis rendu compte que ma réaction n’était pas très rationnelle. Pourquoi serait-il plus “normal” de revoir un film qu’on adore des dizaines de fois (chose que j’ai faite plus que de raison), mais pas d’aller plus d’une fois voir une œuvre scénique ? Peut-être que je considère le spectacle vivant comme une matière artistique indissociable de son contexte, de son environnement direct hors de la scène elle-même. Aller au théâtre n’est pas la même chose que d’aller au cinéma. On s’immerge dans l’espace, on s’imprègne de l’atmosphère, on fait corps avec le public dans son entièreté. Personnellement, ça me demande plus d’effort et d’énergie sociale. C’est une expérience sensorielle bien davantage collective qui laisse un souvenir de ce qui se passe sur la scène d’une part mais aussi de ce qui s’y passe en dehors. Mais encore une fois, pourquoi ne pas avoir envie ou même besoin de collecter plusieurs souvenirs, plusieurs soirées, plusieurs expériences d’un même spectacle ? On va bien assister à des concerts d’artistes qu’on connaît bien et qui performent sur des chansons qu’on leur réclame à chaque fois. On se passe bien en boucle des musiques qu’on connaît par cœur sans pour autant s’en lasser. Est-ce que mon apriori serait dû au fait qu’il s’agisse d’artistes de chair et d’os qui portent leur voix dans un exercice de moment présent, sans montage et sans recommencement ?



C’est justement comme ça que commence le Fils de bâtard d’Emmanuel De Candido : avec l’idée de recommencer, de choisir un seul instant de sa vie pour le changer. “Pas Sauvez bâtard de Thymios non” – ça c’est ce que j’ai dû répéter à toutes les personnes à qui j’ai fortement conseillé d’aller voir le spectacle qui a continué de tourner en Belgique et ailleurs depuis que j’y étais allée un an et demi plus tôt.



Je suis donc retournée voir la pièce un an et demi plus tard, ce soir-là, pour en parler, écrire dessus. Et c’est drôle car je regrettais justement de pas avoir pris le temps de noter, coucher mes ressentis sur le long de cette heure et demie qui m’avait ému jusqu’à me faire pleurer. Et c’est vrai que le texte, l’histoire et la scénographie d’Emmanuel De Candido m’ont touchée plus que je ne l’aurais cru. Parce que ça parle de nouveau départ, de bifurcation mais surtout parce que ça parle d’amour maternel et de force matricielle. Un twist qui m’avait pris aux tripes la première fois car l’auteur parle de son fils (le bâtard étant Emmanuel lui-même) et de son père pendant près d’une heure.



Ce soir-là, au Jacques Franck, je savais déjà que l’héroïne de Fils de bâtard c’était Elena, la mère italienne du bâtard de génie qui lui rend un hommage vibrant dans ce (presque) seul en scène. J’ai pu me concentrer sur d’autres détails tout en me délectant des passages que j’avais aimé la dernière fois : comme l'interlude en mimes, sublimation muette du quotidien d’Elena en tant qu'infirmière et mère célibataire. Ce soir-là, je n’ai pas passé la fin de soirée avec l’équipe du spectacle grâce à ma collègue qui avait fait la diffusion d’un précédent spectacle pour Emmanuel De Candido. Je n’ai pas posé des questions du type : combien pèse le costume de bison qu’on voit scène (j’ai oublié) ? Si le texte de Fils de bâtard allait être publié (oui) ?



Mais ce soir-là, j’ai revu un spectacle vivant une deuxième fois. J’ai recommencé et j’ai répondu à la question : est-ce que ça vaut le coup ? Oui, oui et oui !



Laïss Barkouk


Femmage

Sur scène, un fond blanc, comme une ligne déroulée. C’est qu’une boucle s’est déjà formée. Et de la boucle, il sera fait un motif sensible tout au long de Fils de bâtard, spectacle d’Emmanuel De Candido où le passé se ramène sans jamais répéter. Une boucle comme une tentative de réconciliation, un mouvement circulaire où De Candido cherche le lieu d’un apaisement.



Tout commence par une anecdote. Un enfant joue avec son père, fait semblant de mourir, et lance cette phrase troublante : « Papa, je suis mort dans le jeu. Je peux recommencer ? » Cette réplique, anodine en apparence, déclenche un vertige : « Et toi, si tu pouvais choisir un instant, rien qu’un seul, pour recommencer toute ton existence, est-ce que tu sais lequel tu choisirais ? » Le spectacle entier se construit autour de cette question. Elle revient, lancinante, comme une incantation.



Le texte avance par enchaînement. Emmanuel De Candido, dans une posture de seul-en-scène nous entraîne d’une quête de mémoire vers un autre territoire. Il part à la recherche d’un père très peu connu, surnommé « Colonel Bison » ; un homme fantasmé, silhouette traversant le Congo, l’Antarctique et la Libye, d’après les trois cartes qu’il a laissées comme autant d’énigmes. Pourtant, le spectacle ne reste jamais prisonnier de son propre dispositif. Ce que l’on croit être un théâtre documentaire se révèle être un leurre ; ce que l’on croit être un seul-en-scène se révèle être un chœur. De Candido est accompagné sur scène par Orphise Labarbe (au son et à la guitare) et Clément Papin (à la lumière), comme des conjurés applaudis dès le début du spectacle. Ensemble, ils forment un trio à vue, unis par une complicité où chaque geste scénique devient un acte d’invocation. C’est que ces applaudissements eux-mêmes sont un rituel, comme l’interprète De Candido à la fin du spectacle lorsqu’il évoque leur usage dans le théâtre ancien : faire la paix avec les esprits convoqués pendant la pièce.



La mise en scène m’apparaît comme servant cette visée. Elle rabat l’invisible sur le visible. Ici, une marionnette de bison figure la présence fantomatique du père, là, une séquence de mime représente la succession de journées de la mère qui élève seule son fils… Dans cette progression, je me perds, mais je sens qu’un lien me retient. Je suis les fausses pistes : la figure du père se dérobe, les repères historiques se brouillent, les lieux se fondent dans une géographie affective. Ainsi je perçois ce qui fait le nœud de la boucle, cette tendresse radicale du fils pour la mère, dont le décès survient durant la quête.



Le père ici est un prétexte. Un fil rouge, certes, mais bientôt relâché. Car Fils de bâtard, malgré son titre, n’est pas tant l’histoire d’un père, ni celle d’un fils. C’est, en vérité, l’histoire d’une mère. Celle qui élève seule son enfant. Celle qui tient et transmet. Celle qui surgit par à-coups dans le récit, mais constitue bel et bien le point d’accroche des générations. Il fallait partir sur les traces du père inconnu pour revenir à la mère qui est restée.



De Candido renverse ainsi la logique patriarcale du récit héroïque. Il sacrifie le héros pour faire apparaître l’héroïne. Il déconstruit la virilité coloniale pour faire se réincarner une mémoire féminine. Et dans ce renversement s’opère une magie : la boucle se boucle, mais elle ne revient jamais au point de départ. Elle progresse, elle se transforme. C’est là, peut-être, la vraie portée de ce qu'on nomme l'héritage : faire du nouveau avec un passé toujours tronqué, recommencer avec ce qu’on n’a pas eu, construire avec les absents.



Le premier des pères n’est plus, le dernier des fils prendra la relève, parce qu’entre les deux, le bâtard a rendu femmage à la mère.



Marwane Lakhal


Un père, une mère, un fils : et nous au milieu

“J’irai boire un café avec mon père parmi les morts, et j’en reviendrai vivant.”
Fils de bâtard sera une traversée. Intime et politique. Un voyage entre les silences d’un fils et les absences d’un père, entre les continents effacés et les mémoires empêchées. Et c’est peut-être cela qui m’a saisie : ce moment où une parole personnelle devient récit universel, là où la chair du vécu se mêle à l’art du dire.



Ces pères absents, ceux qui fuient, ceux qui se taisent, qui laissent derrière eux des enfants en quête de réponses.



On parle de transmission de la parole, du manque de parole, de gestes, de liens manqués, de silences entre les générations.



Sur scène, Emmanuel raconte, performe en son nom propre, avec une sincérité qui flirte avec la fiction, une vulnérabilité qui interpelle autant qu’elle désarme.



Il mélange le slam, le mime, le stand-up parfois – une hybridation qui reflète son histoire éclatée, ses identités multiples, ses héritages fragmentés. Cette mise en récit de soi devient politique, non pas parce qu’elle revendique, mais parce qu’elle révèle : la filiation comme blessure, l’héritage colonial comme labyrinthe, la masculinité comme terrain mouvant.



J’ai apprécié son honnêteté : se sentir du bon côté de la ligne. Prendre position dans notre ère est primordial.



Dire que c'est pour préserver l'innocence est un mensonge. Ça nous arrange de rester à nos places, se taire, attendre que les choses se tassent. Il le dit sans détour, avec lucidité. Et c’est rare, nécessaire, précieux.



Et pourtant, malgré la densité du propos, il y a de la place pour l’amour. Notamment celui d’une mère. L’interlude muet qui sublime son quotidien, c'était triste et beau à la fois.



Ce n’est pas qu’un récit de quête paternelle : c’est un chant d’amour matriciel, une ode au courage discret de cette maman solo.



On sent tout ce qu’elle porte, tout ce qu’elle retient.



Cela commence avec le père mais finit avec nous, spectateurs, confrontés à nos origines, nos blessures, et cette grande question qui nous traverse tous à un moment ou un autre : Et si on pouvait tout recommencer, est-ce qu'on ferait la même chose ?



Et si on pouvait recommencer, qu’est-ce qu’on ferait ?



C’est une bonne question, et une belle réflexion en sortant de la pièce.



Marie Paule Mugeni