On raconte qu'à l'époque de Charcot et de Méliès, pendant l'épidémie de grippe espagnole, comme les théâtres et les cabarets étaient fermés, on donnait des revues macabres dans un caveau du Père Lachaise à Paris.
Les soirées rassemblaient des musiciens, des danseuses et des scientifiques. Edison en était quelques fois. La mort aussi était toujours de la partie. On la jouait à tour de rôle que l'on soit illusionniste, chanteuse ou électronicien.
Parfois on invitait un vrai mort à se manifester, par le truchement d'un appareil dernier cri. La raison et l'imagination ne se prétendaient pas autant fermement dissociées qu'aujourd'hui. L'art et la science faisaient volontiers show partagé.
J'évoque ce bon souvenir car pour aider l'errance de l'hippocampe, Jean-Michel D'Hoop a invité un neurobiologiste. Un cerveau traumatisé fonctionne un peu comme un cerveau en sommeil : avec des réminiscences, des flashs cauchemardesques, des incohérences, de quoi inspirer les fabricants d'histoire.
Alors, le théâtre peut-il rendre compte de l'activité de la mémoire et du rêve ?
Nous voilà à cheval sur cette tentative démonstrative, flanquée d'un récit.
Un récit de mort. Quelqu'un est mort et ce n'est pas grave. Quelqu'un est mort et c'est Vincent et quelques personnages dansent dans sa mémoire. Parfois les personnages semblent dans la « tête » de Vincent, symbolisée par une collection (un véritable collier de saucisses) d'hôtels vides, modestes puis de luxe.
Il y a des métaphores très explicites qui lient la caméra que porte Vincent, les hôtels avec l'activité cérébrale et ses aventures.
D'autres fois les personnages jouent une version plus objective de la situation.
Traveling. Hôtel, caméra filmant et film se déclenchant... le théâtre lui-même entre dans cette collection d'espaces, de chambres, d'anti chambres, de loges (et à cette occasion les pendrillons jouent parfaitement leurs rôles de paupières abritant les songes)...
Puis le théâtre se dédouble encore en théâtre miniature de marionnette : tout cela figurant le lieu intime de nos projections, là où se déroule notre vie émotionnelle ou plutôt celle de Vincent.
Un véritable chou romanesco palais des glaces.
Quelqu'un est mort et ce n'est pas grave.
Je dis ça car j'ai la sensation que l'auteur veut nous faire passer un bon moment en valorisant les diverses possibilités de la box théâtrale, divertissante, magique.
J'en reviens à cette sensation d'être à cheval et de me balader dans une pièce démonstrative « du théâtre et de ce qu'il peut techniquement » plus que dans un récit urgent.
Moi qui n'apprécie pas la mesure, je me sens tenue à l'abri de toute passion, de tout danger, de tout cauchemar véritable comme si on avait voulu me protéger, comme si on m'avait chuchoté 20 fois plutôt qu'une qu'il ne fallait pas que j'ai peur, que tout cela n'était qu'un rêve, qu'un spectacle.
Au point où la mort même de Vincent ne m'évoque aucune émotion.
Il est mort, je m'en fous.
C'est qu'avant tout, je soupçonne Jean-Michel D'Hoop d'avoir voulu que je m'amuse comme dans un petit train fantôme à la foire de Flagey en micro dosant le tragique, le cauchemardesque, l'insensé, en les micro-dosant tant que le mystère s'absente.
en mesurant tout
en comprimant les souffles
en remplaçant démesure et hybris par mesure et ataraxie
en évitant le trouble
Certes, tout en errant, j'ai senti l'amour pour le théâtre et ses travailleurs : Taïla Onraedt, Colline Libon, François Regout, Léopold Terlinden, je vous ai bien aimés aussi.
Mais je n'ai pas senti d'amour pour les personnages du récit.
J'ai même senti une forme d'absence, comme s'il y avait une autre histoire cachée, comme s'il y avait une porte interdite, une histoire bâillonnée.
J'ai alors imaginé que l'errance de l'hippocampe est un spectacle hanté.
Hanté par ses sources et puis ensuite j'ai imaginé que le théâtre lui-même était souvent hanté.
Pas le théâtre national, quoique... Mais le théâtre tout court. Hanté par ce dont il a pris la place, hanté par ce qu'il trahit quand il trahit.
Aussi, dans la forme de ce spectacle, j'ai reconnu des traces de strates de formes spectaculaires plus anciennes, plus populaires et spontanées comme ces curieuses revues évoquées au début du texte.
Mais aussi carrément quelque chose des mistères du Moyen âge. Les mistères du Moyen âge ne mettaient pas seulement en scène la liturgie ou la pastorale (quoi qu'on nous en dise pour qu'on les enterre mieux).
On y exposait aussi les premières découvertes anatomiques, on y accueillait des exorcismes, des banquets et des bagarres vraies.
L'action des mistères se déroulait entre la gueule de l'enfer et la mansion, figurant le paradis.
On appelait fatiste les auteurs.trices de ces « spectacles ».
Fatistes comme fatum, le destin.
La source d'un mistère était toujours un autre mistère. Les personnages étaient stéréotypés
Et la présence du diable fournissait souvent l'animation principale du spectacle.
Pour concevoir son spectacle, D'Hoop a contacté un neurobiologiste.
Et comme dans les caveaux ou dans les mistères, il crée depuis la pandémie et puis science et dramaturgie font show partagé.
Mais alors que dans les mistères et dans les revues du cimetière la mort et la peur de la mort rôdent, que le memento mori chatouille les corps-frissons, ici, la mort laisse indifférents.es.
Et c'est aussi une réalité de notre présent pandémique, lui-même reflet géométrique de notre présent social.
Il y a ceux qui meurent, que notre société met en danger de mort quotidiennement avec ses sucres, ses airs mauvais (malaria) et son inhospitalité radicale et puis les autres, que la mort laisse structurellement tranquilles.
Et pour ceux-là, il y a la cohabitation avec des non-vies banalisées, des devant-mourir debout, des vivants morts comme les migrants, comme les faméliques, comme tous celles et ceux qui ne sont pas concernés par la cryogénisation de leur dépouille.
Il peut y avoir à la mort une relation sereine, sage courageuse mais aussi une relation indifférente ouatée, confortable, bourgeoise à la fin de vie. Et c'est cette indifférence étrange, incompréhensible même, qui se promène ici.
Alors Eve, l'une des amoureuses de Vincent, peut bien pleurer la perte de l'amour pour la forme, ce qui compte, c'est que la marionnette soit de sortie, que la machinerie "go on".
Cauchemar
Un metteur en scène démiurgique fait joujou avec toutes les ressources.
Il les vampirise et les anémie.
L'étouffoir
Tout le monde, sur le plateau semble avoir 20 ans de plus, y compris les marionnettes,
y compris les étoffes.
Tout ressort vieilli, dévitalisé.
Les personnages et les humains ne sont pas le sujet.
Ils sont morts.
Réduits à l'état de morts ou presque.
Ils n'ont pas l'épaisseur du vivant, ils sont des traces de vivant.
Chers Olga, Eve, Vincent et Magicien, j'aurais aimé mieux vous connaître.
C'est pourquoi je vous invite dans mon hôtel en terre crue.
Dans le jardin, il y a des ruches et des rosiers.
Ce sera une soirée sans alcool.
Lost étang
Lynch est une référence explicite de l'errance. Récit fragmenté, duo de femmes n'en formant qu'une seule, héros masculin entre le rêve et la mort.
Chez Lynch, le rêve et sa mécanique permettent d'expérimenter le récit non linéaire et même la non linéarité des identités et finalement de représenter la vie au plus juste.
Et d'affirmer une politique de la complexité et de l'opacité. Et ce dernier point me semble important.
Comment s'inspirer des songes tout en sonnant les trompettes de la clarté, de la surbrillance et de tout ce qui aveugle à force de trop éclairer? C'est pourquoi il y a un pacte avec la culture underground contre la culture de masse, une héroïsation des figures de l'underground pour leur monstruosité vitalisante chez Lynch. Il n y' a pas cette précaution, qui me violente, de rendre tout identifiable.
Prenons le saxophone, autre référence à Lynch dans le spectacle. Dans Lost Highway, le héros joue lui-même un free jazz désespéré et viscéral. C'est trop fort, ça pète la tête.
Ici le saxophone joue un air de ceux faits pour nous rendre absents à nous même dans les ascenseurs.
Pendant ce temps-là, chez Gisèle Vienne, dans L'étang, on retrouve des marionnettes et des citations lynchéennes également.
Femmes à la perruque et à l'identité instables, protectrices et dangereuses, récit par couches et points de vue différents, désorientation temporelle.
Mais cette fois-ci l'intensité est là.
L'amour pour les personnages est là et l'histoire est attirante et trouble comme le marécage du titre.
La mort rôde pour de vrai.
Et le son est vraiment délicieusement trop fort.
Ce qui me fait penser à une vieille conférence de Christophe Kihm sur le re-enactment. Il y expliquait que l'on peut choisir de rejouer la bataille de Waterloo en costumes d'époque ou en sous pull de couleurs. Je veux dire que quoi que l'on rejoue (ici, Lynch ?), on s'approchera peut être mieux de la densité historique de la situation initiale en prenant le large et en ne gardant que quelques points saillants : le son qui déchire plutôt que l'instrument.
Il n'empêche, à fréquenter la pièce pour écrire ce texte, je me suis rapprochée de ma petite vie onirique. Disons que je me souviens mieux de mes rêves et que je m'y déplace mieux.
J'aime assez l'idée que l'errance m'a jeté un sort. Par exemple, j'ai rêvé qu'un garçon que j'aime bien marchait derrière moi dans un escalier et qu'il m'attrapait le pied par le tendon d'Achille. Merci L'errance.
Plan final
Quelqu'un envoie une vidéo au théâtre.
Dans cette vidéo, quelqu'un' a filmé le théâtre en train de dormir.
Le théâtre a super peur.
Le théâtre est ensuite hanté
tourmenté
dérangé
peut être même interné.
Plus tard, le théâtre se réveille et il est devenu des excursions en Montagne.
Un repas dans un gîte.
Taïla Onraedt chante.
Elle s'appelle simplement Taïla, elle a des baskets et une capuche.
Anna Czapski