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L'errance de l'hippocampe

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L'errance de l'hippocampeJean-Michel d'Hoop

jan. 22





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Auteur et mise en scène : Jean-Michel d'Hoop
Assistante à la mise en scène : Lucille Vignolles
Scénographie : Camille Collin
Création des marionnettes : Céline Pagniez, Ségolène Denis
Éclairages : Xavier Lauwers
Réalisation du masque de Vincent : Loïc Nébréda
Régie : Loïc Le Foll
Costumes : Camille Collin
Musique : Boris Gronemberg
Vidéo : Yoann Stehr
Interprétation : Colline Libon, Taïla Onraedt, François Regout, Léopold Terlinden
Création : Point Zéro
Coproduction : Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Atelier Théâtre Jean Vilar de Louvain- La-Neuve, La Coop asbl et Shelter Prod

















Véronique Vercheval

Le lieu ressemble à un hôtel. Ils sont quatre personnages coincés dans cet espace-temps singulier. Sont-ils en train de rêver, perdus dans les limbes, sur la scène d’un théâtre ou dans un cerveau qui vit peut-être ses derniers instants ?

Le théâtre est probablement l’endroit idéal pour représenter l’activité d’un cerveau. Après L’Herbe de l’oubli (Meilleur spectacle aux Prix Maeterlinck 2018), Jean-Michel d’Hoop et la Compagnie Point Zéro se penchent sur la mémoire. De l’intime à l’universel, la mémoire dans toute sa subjectivité participe à la construction identitaire de l’Humain, traçant son histoire, sa singularité.

Spectacle qui unit le théâtre, la musique, la danse et le mouvement, où marionnettes et masques amplifient le langage scénique, L’errance de l’hippocampe explore les zones fragiles, profondes et secrètes de la mémoire et travaille sur l’endroit trouble où elle rejoint l’onirisme. Une invitation à s’engager sur un chemin visuel, sensitif et émotionnel ; à se forger son image personnelle de l’invisible ; à découvrir d’autres prismes du réel.

Véronique Vercheval Patrick Galbats

Magi, magi, magicien pro, pro, fessionnel

Deux garçons et deux filles boivent des bulles. Hips. ça devrait sentir le brûlé mais tu ne sens rien, parce que c’est du théâtre.

Pour venir, tu as pris une tige dans le nez. Depuis des mois, les humains font une maladie. Heureusement tu n’es pas malade. Alors tu peux regarder. Le spectacle glisse comme un tapis roulant. Hip hip hip, hourra. Le saxophone glisse devant un premier rideau, puis il glisse derrière un deuxième. Une valise glisse et une cape de magicien glisse. Une blonde glisse en brune, et une brune glisse en blonde. Bref. En fait. Ce sont deux brublondes parce qu’elles jouent dans un cerveau. D’ailleurs, un comédien filme sa vision et la projette en direct, comme s’il assistait à sa vie. Hop hop hop, c’est une blague, dit le magicien. Et à la fin on meurt. D’ailleurs quelqu’un ira dans un cercueil, dit-il. Le magi, magi, magicien. Avec la diction du pro, pro, fessionel.

Pendant ce temps, toi tu touches le masque sur ta bouche. Bon dieu, quel monde. C’est aussi confus que nos têtes. Mais hop hop hop, dit le magicien, enchaînons. Et elle enchaîne. La brublonde qui ne comprend pas. Elle était saoule puis quelqu’un est mort, boum, dans la totomobile. Elle est en amour avec le mort. Où tu es maintenant, chou ? Sa tête est confusionnée d’alcool. Confusionnée comme l’époque. Elle dit où. Où ? Où tu es, hips, chou ?

Elle comédie pas mal, en robe de luxe. Et pendant ce temps, tu touches le programme du spectacle. Qui explique qu’en effet, ça se passe dans un cerveau. Mais bon, c’est un spectacle tissé de soie. Qui espère qu’il aura une récompense. Hip hip hip, hourra. De l’or et du champagne. Hips. Pardon. Ca ne m’accroche pas. ça ne glisse pas sur moi parce que. C’est fait de chaussures à talons. Ca a. Des. Pieds.

Jérôme Poloczek

Mistère vaincra

On raconte qu'à l'époque de Charcot et de Méliès, pendant l'épidémie de grippe espagnole, comme les théâtres et les cabarets étaient fermés, on donnait des revues macabres dans un caveau du Père Lachaise à Paris.

Les soirées rassemblaient des musiciens, des danseuses et des scientifiques. Edison en était quelques fois. La mort aussi était toujours de la partie. On la jouait à tour de rôle que l'on soit illusionniste, chanteuse ou électronicien.

Parfois on invitait un vrai mort à se manifester, par le truchement d'un appareil dernier cri. La raison et l'imagination ne se prétendaient pas autant fermement dissociées qu'aujourd'hui. L'art et la science faisaient volontiers show partagé.

J'évoque ce bon souvenir car pour aider l'errance de l'hippocampe, Jean-Michel D'Hoop a invité un neurobiologiste. Un cerveau traumatisé fonctionne un peu comme un cerveau en sommeil : avec des réminiscences, des flashs cauchemardesques, des incohérences, de quoi inspirer les fabricants d'histoire.

Alors, le théâtre peut-il rendre compte de l'activité de la mémoire et du rêve ?

Nous voilà à cheval sur cette tentative démonstrative, flanquée d'un récit.

Un récit de mort. Quelqu'un est mort et ce n'est pas grave. Quelqu'un est mort et c'est Vincent et quelques personnages dansent dans sa mémoire. Parfois les personnages semblent dans la « tête » de Vincent, symbolisée par une collection (un véritable collier de saucisses) d'hôtels vides, modestes puis de luxe.

Il y a des métaphores très explicites qui lient la caméra que porte Vincent, les hôtels avec l'activité cérébrale et ses aventures.

D'autres fois les personnages jouent une version plus objective de la situation.

Traveling. Hôtel, caméra filmant et film se déclenchant... le théâtre lui-même entre dans cette collection d'espaces, de chambres, d'anti chambres, de loges (et à cette occasion les pendrillons jouent parfaitement leurs rôles de paupières abritant les songes)...

Puis le théâtre se dédouble encore en théâtre miniature de marionnette : tout cela figurant le lieu intime de nos projections, là où se déroule notre vie émotionnelle ou plutôt celle de Vincent.

Un véritable chou romanesco palais des glaces.


Quelqu'un est mort et ce n'est pas grave.


Je dis ça car j'ai la sensation que l'auteur veut nous faire passer un bon moment en valorisant les diverses possibilités de la box théâtrale, divertissante, magique.

J'en reviens à cette sensation d'être à cheval et de me balader dans une pièce démonstrative « du théâtre et de ce qu'il peut techniquement » plus que dans un récit urgent.

Moi qui n'apprécie pas la mesure, je me sens tenue à l'abri de toute passion, de tout danger, de tout cauchemar véritable comme si on avait voulu me protéger, comme si on m'avait chuchoté 20 fois plutôt qu'une qu'il ne fallait pas que j'ai peur, que tout cela n'était qu'un rêve, qu'un spectacle.

Au point où la mort même de Vincent ne m'évoque aucune émotion.

Il est mort, je m'en fous.

C'est qu'avant tout, je soupçonne Jean-Michel D'Hoop d'avoir voulu que je m'amuse comme dans un petit train fantôme à la foire de Flagey en micro dosant le tragique, le cauchemardesque, l'insensé, en les micro-dosant tant que le mystère s'absente.

en mesurant tout

en comprimant les souffles

en remplaçant démesure et hybris par mesure et ataraxie

en évitant le trouble

Certes, tout en errant, j'ai senti l'amour pour le théâtre et ses travailleurs : Taïla Onraedt, Colline Libon, François Regout, Léopold Terlinden, je vous ai bien aimés aussi.

Mais je n'ai pas senti d'amour pour les personnages du récit.

J'ai même senti une forme d'absence, comme s'il y avait une autre histoire cachée, comme s'il y avait une porte interdite, une histoire bâillonnée.

J'ai alors imaginé que l'errance de l'hippocampe est un spectacle hanté.

Hanté par ses sources et puis ensuite j'ai imaginé que le théâtre lui-même était souvent hanté.

Pas le théâtre national, quoique... Mais le théâtre tout court. Hanté par ce dont il a pris la place, hanté par ce qu'il trahit quand il trahit.

Aussi, dans la forme de ce spectacle, j'ai reconnu des traces de strates de formes spectaculaires plus anciennes, plus populaires et spontanées comme ces curieuses revues évoquées au début du texte.

Mais aussi carrément quelque chose des mistères du Moyen âge. Les mistères du Moyen âge ne mettaient pas seulement en scène la liturgie ou la pastorale (quoi qu'on nous en dise pour qu'on les enterre mieux).

On y exposait aussi les premières découvertes anatomiques, on y accueillait des exorcismes, des banquets et des bagarres vraies.

L'action des mistères se déroulait entre la gueule de l'enfer et la mansion, figurant le paradis.

On appelait fatiste les auteurs.trices de ces « spectacles ».

Fatistes comme fatum, le destin.

La source d'un mistère était toujours un autre mistère. Les personnages étaient stéréotypés

Et la présence du diable fournissait souvent l'animation principale du spectacle.

Pour concevoir son spectacle, D'Hoop a contacté un neurobiologiste.

Et comme dans les caveaux ou dans les mistères, il crée depuis la pandémie et puis science et dramaturgie font show partagé.

Mais alors que dans les mistères et dans les revues du cimetière la mort et la peur de la mort rôdent, que le memento mori chatouille les corps-frissons, ici, la mort laisse indifférents.es.

Et c'est aussi une réalité de notre présent pandémique, lui-même reflet géométrique de notre présent social.

Il y a ceux qui meurent, que notre société met en danger de mort quotidiennement avec ses sucres, ses airs mauvais (malaria) et son inhospitalité radicale et puis les autres, que la mort laisse structurellement tranquilles.

Et pour ceux-là, il y a la cohabitation avec des non-vies banalisées, des devant-mourir debout, des vivants morts comme les migrants, comme les faméliques, comme tous celles et ceux qui ne sont pas concernés par la cryogénisation de leur dépouille.

Il peut y avoir à la mort une relation sereine, sage courageuse mais aussi une relation indifférente ouatée, confortable, bourgeoise à la fin de vie. Et c'est cette indifférence étrange, incompréhensible même, qui se promène ici.

Alors Eve, l'une des amoureuses de Vincent, peut bien pleurer la perte de l'amour pour la forme, ce qui compte, c'est que la marionnette soit de sortie, que la machinerie "go on".


Cauchemar


Un metteur en scène démiurgique fait joujou avec toutes les ressources.

Il les vampirise et les anémie.

L'étouffoir

Tout le monde, sur le plateau semble avoir 20 ans de plus, y compris les marionnettes, y compris les étoffes.

Tout ressort vieilli, dévitalisé.

Les personnages et les humains ne sont pas le sujet.

Ils sont morts.

Réduits à l'état de morts ou presque.

Ils n'ont pas l'épaisseur du vivant, ils sont des traces de vivant.

Chers Olga, Eve, Vincent et Magicien, j'aurais aimé mieux vous connaître.

C'est pourquoi je vous invite dans mon hôtel en terre crue.

Dans le jardin, il y a des ruches et des rosiers.

Ce sera une soirée sans alcool.


Lost étang


Lynch est une référence explicite de l'errance. Récit fragmenté, duo de femmes n'en formant qu'une seule, héros masculin entre le rêve et la mort.

Chez Lynch, le rêve et sa mécanique permettent d'expérimenter le récit non linéaire et même la non linéarité des identités et finalement de représenter la vie au plus juste.

Et d'affirmer une politique de la complexité et de l'opacité. Et ce dernier point me semble important.

Comment s'inspirer des songes tout en sonnant les trompettes de la clarté, de la surbrillance et de tout ce qui aveugle à force de trop éclairer? C'est pourquoi il y a un pacte avec la culture underground contre la culture de masse, une héroïsation des figures de l'underground pour leur monstruosité vitalisante chez Lynch. Il n y' a pas cette précaution, qui me violente, de rendre tout identifiable.

Prenons le saxophone, autre référence à Lynch dans le spectacle. Dans Lost Highway, le héros joue lui-même un free jazz désespéré et viscéral. C'est trop fort, ça pète la tête.

Ici le saxophone joue un air de ceux faits pour nous rendre absents à nous même dans les ascenseurs.

Pendant ce temps-là, chez Gisèle Vienne, dans L'étang, on retrouve des marionnettes et des citations lynchéennes également.

Femmes à la perruque et à l'identité instables, protectrices et dangereuses, récit par couches et points de vue différents, désorientation temporelle.

Mais cette fois-ci l'intensité est là.

L'amour pour les personnages est là et l'histoire est attirante et trouble comme le marécage du titre.

La mort rôde pour de vrai.

Et le son est vraiment délicieusement trop fort.

Ce qui me fait penser à une vieille conférence de Christophe Kihm sur le re-enactment. Il y expliquait que l'on peut choisir de rejouer la bataille de Waterloo en costumes d'époque ou en sous pull de couleurs. Je veux dire que quoi que l'on rejoue (ici, Lynch ?), on s'approchera peut être mieux de la densité historique de la situation initiale en prenant le large et en ne gardant que quelques points saillants : le son qui déchire plutôt que l'instrument.

Il n'empêche, à fréquenter la pièce pour écrire ce texte, je me suis rapprochée de ma petite vie onirique. Disons que je me souviens mieux de mes rêves et que je m'y déplace mieux.

J'aime assez l'idée que l'errance m'a jeté un sort. Par exemple, j'ai rêvé qu'un garçon que j'aime bien marchait derrière moi dans un escalier et qu'il m'attrapait le pied par le tendon d'Achille. Merci L'errance.


Plan final


Quelqu'un envoie une vidéo au théâtre.

Dans cette vidéo, quelqu'un' a filmé le théâtre en train de dormir.

Le théâtre a super peur.

Le théâtre est ensuite hanté

tourmenté

dérangé

peut être même interné.

Plus tard, le théâtre se réveille et il est devenu des excursions en Montagne.

Un repas dans un gîte.

Taïla Onraedt chante.

Elle s'appelle simplement Taïla, elle a des baskets et une capuche.

Anna Czapski

J’étais là pour ça en tous cas



1. À ce jour, Marguerite Duras est celle que je connais qui a le mieux su approcher avec des mots (avec leur signifié, les faire serrer le réel par le col sans cligner des yeux, presque) l’état de perdition et de terreur vécue chez celle enfin aimée qui soudainement est abandonnée. Lol V. Stein en étant le personnage-paroxysme. Se retrouver vivre l’invivable, ce glissement de mort dans la vie, car toujours vivante il s’agirait de vivre sans cœur avec pour seul souvenir d’amour son arrachement.


2. Qu’un son plat et infini comme la mort, sans contrepoids à l’intérieur. Rien à voir avec des trous béants ou des trop pleins ou des crises ou des orgasmes qui secouent tout le corps, révulsent les yeux vers l’intérieur pour voir plus loin.


3. Someone Lived This - YouTube de Hans Zimmer et Benjamin Wallfisch, Blade Runner 2049. La mélancolie peut aussi être un état de deuil de soi ; c’est une affirmation, comme le personnage principal du film.


4. Kiss me and don’t stop est écrit sur le badge rouge, un cadeau, qui traîne sur mon bureau.


'Karen', 2013. Found ceramic, epoxy resin, enamel paint, acrylic varnish, 12 x 12 x 20.5cm by Jessica Harrison.

Les images du spectacle L’errance de l’hippocampe en tant qu’ensemble constituent la langue principale de l’oeuvre, et cette langue m’est apparue déconnectée, incapable de contact, car elle montrait qu’elle montrait et montrait qu’elle savait montrer. Point. Elle ne s’adressait pas à moi, elle ne racontait pas à qui était face à elle. Elle se racontait plutôt à elle-même, par elle-même et pour ellemême qu’elle savait y faire. Je suis quand même allée avec, comme on dit, j’ai tenté de suivre parce que mon contrat de spectatrice me veut volontaire et que j’étais bien calée dans mon siège, et prête.

Ses images m’ont mobilisée et épuisée car j’y ai cherché et j’y ai projeté du sens et que je n’y ai rien trouvé. Je n’ai que projeté, seule action-relation, que du transfert, que du déplacement du même car provenant de moi. M’étaient soumises des images surfaites (mes mères soit en auraient été furieuses soit en seraient mortes de rire), des images sacs à main (de l’intertexte pauvre, comme avec Lynch pour justifier des errances sémantiques ou des évocations de fantasmes) ou des images pioches comme mes 4 énoncés ci-dessus (si tu es chanceuxse, ça va te « parler » ou te faire de l’effet).

Ici l’imagerie permettrait une scène de roulette-russe avec sueur au front malgré l’envie d’en finir.

D’ailleurs, tu vas en faire quoi de mes un deux trois quatre là-haut ? Tu te demandes ce que j’ai voulu faire et qu’est-ce que ça fait là, la mélancolie ?

Malgré ma lassitude, j’ai quand même produit du sens pour ses images, l’une après l’autre, l’une par rapport à l’autre. C’est finalement ce que j’ai éprouvé, tout ce que j’ai éprouvé, c’est ce que j’ai bien voulu y voir, et ça s’est terminé sur un gros malentendu. J’ai cru tout au long qu’il s’agissait d’une histoire de deuils amoureux. Bah non. Est-ce que l’usage des images et de leurs facettes usées m’ont à ce point ennuyée que je suis partie seule à l’Ouest, fuck off, ou est-ce que la dramaturgie visuelle si explicite s’est crue plus explicite qu’elle ne l’était pour réussir à m’induire en erreur ainsi ?

Le plus triste c’est que j’ai l’impression qu’il y avait une conviction dans cette histoire, dans son importance, et sans cet intérêt irrépressible pour la posture du maître-créateur-d’image peut-être que le metteur en scène aurait pu me la raconter cette histoire. J’étais là pour ça en tous cas.

Mylène Lauzon


Ces deux penseur.se.s ont nourri ma réflexion cette semaine : Clément Viktorovitch (« Militarisation de la langue » sur la chaîne Youtube Thinkerview depuis le 1 décembre 2021) et Corinne Dillenseger (Anti Bullshit. Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n’ont plus de sens (Et comment y remédier) octobre 2021 aux éditions Eyrolles.

À quel prix

Que faire des clichés ? Que faire dire aux images que nous avons toutes vues et qui viennent à la pensée, encore et encore, au moment d'imaginer — même sans l'avoir cherché, sans avoir vu les films où elles sont nées ? Chantal Akerman et David Lynch avaient chacun.e trouvé leur propre manière, aux antipodes l'une de l'autre. Akerman avait réduit, en la désertant, la figure omniprésente au cinéma du corridor à sa plus simple géométrie dans Hotel Monterey où la caméra parcourt, pendant 65 minutes, les couloir et les chambres, le plus souvent vides, d'un seul hôtel qui finissait par les contenir tous. David Lynch, dans Lost Highway, le film le plus délibérément cliché de sa carrière, avait fait de la scène du corridor la matrice de mondes infinis et comme toujours chez lui, interchangeables. Interchangeables mais tous également mortellement saturés de pulsion. Évidage, saturation, deux manières opposées de faire faire aux clichés la même chose — précisément ce qu'il ne sont pas censés faire : me prendre par surprise, me revenir en plein visage.

Dans cette Errance de l'hippocampe, un moment bref en forme de citation semble vouloir faire quelque chose de semblable. Vincent, le personnage plongé dans le coma dont nous suivons les méandres des derniers influx cérébraux, est montré, sur un écran de cinéma, errant parmi des halls et des couloirs d'hôtels vides. On reconnaît ou croit reconnaître les couloirs du Shining de Kubrick, ceux du Lobster de Lanthimos, on prolonge spontanément chez Lynch et tous les autres. On se prend à rêver d'un nouveau Monterey, une revisite aux souvenirs de cinéma qui grouillent sous les tapis-plains, qui pendent aux murs, qui se relaient de porte en porte, qui reprennent leur dangereuse vie de fantasme juste sous nos yeux mais hors de tout contrôle.

Hélas, une fois la parenthèse refermée, aucune image ne prendra plus ce genre de risques. L'imagerie lynchienne, copiée-collée partout dans le spectacle, est domestiquée par la totale bienveillance d'une mise en scène dont j'entends à chaque instant qu'elle veut "me faire voyager dans le labyrinthe", sans se demander si je n'aimerais pas plutôt rester un peu avec une idée avant d'avoir à digérer la suivante. Sans s'interroger non plus sur ce qu'il y a de si important à farfouiller dans la conscience de ce Vincent qui m'a pris en otage dans son cerveau. Car enfin : ce jeune mâle blanc qui fourre sa caméra partout et mansplaine sa créativité de "réalisateur doué" aux oreilles des personnages féminins qui bien sûr ne peuvent que s'en remettre à lui (la blonde un peu niaise, la brune forcément seule et fêlée, toutes deux amoureuses, évidemment et sans question, du même Vincent), un tel cliché de masculinité soi-disant romantique n'a-t-il vraiment rien, jusque dans son inconscient, à s'opposer à soi-même ? N'a-t-il rien d'autre à désirer avant la fin qu'un dernier Jules et Jim à l'envers ?

Dans cette errance au bord du décès où personne n'est jamais perdu, où on sait malheureusement toujours sur quel même gros bouton on pose les pieds, la mort n'aura finalement rien eu à dire : tout restera intouché, tout continuera finalement à répéter ad libitum son petit discours satisfait grâce au "miracle" de la technologie (clin d'oeil à Her sans les vertiges de Her). Dans cette histoire de deuil où même le deuil est compensé, jamais rien n'est détruit, jamais rien ne s'affronte à sa propre négativité — à sa charge, justement, de mort. Mais à quel prix ce personnage peut-il rêver ce qu'il rêve ? Sur quelles cendres, sur les orteils de qui danse-t-il ? Non, vraiment, personne ? Mais j'ai souvent reparcouru en rêveries ces couloirs d'hôtels depuis le soir du spectacle. Et merci pour ça.

Arnaud Timmermans

On errait toustes

Autant entrer dans le vif du sujet, tout de suite. Sans introduction ni ambages- c’est beau comme mot "ambages"- pour résumer cette pièce on pourrait dire que le mieux est parfois l’ennemi du bien. Je me suis installée avec une certaine excitation parce que j’avais été marquée par l’Herbe de l’oubli. La compagnie Point Zéro m’avait séduite par sa capacité à tirer l’art de l’investigation sur scène et que ça reste poétique. Le lyrisme se trouvait dans les mouvements lents des êtres et des marionnettes qui, confondus dans la mémoire traînant comme la mort, semblaient tous être des fantômes. Le bleu- ce bleu-là- suffisait à nous transporter dans un ailleurs, pas très loin, entre nous, juste là. Il n’y avait rien de trop, tout était à la juste mesure, y compris le drame et la mémoire de celui-ci, il y avait quelque chose de pudique et de décent dans l’art de raconter et de revenir. Une décence qui manque de plus en plus cruellement quand on rapporte les catastrophes passées ou actuelles et c’était ça qui magnifiait l’hommage. C’était là la force et la crédibilité du propos, c’était là, la noblesse d’une revendication politique qui se glissait sur scène sans fracas mais intransigeante.

Avec l’errance de l’Hippocampe, c’est un autre parti qui a été pris, 360° à l’opposé. Oui, d’aucun parle d’esthétique et elle y était très certainement, à force de maquiller la forme, on y a perdu le fond, et l’âme qui m’avait pourtant attirée les fois précédentes. Ce n’est pas tant la transversalité- qui n’a rien d’expérimental pour cette compagnie (le mélange des genres m’avait marquée dans Gunfactory)- que je reproche, mais c’est l’excès de forme appauvrissant le fond. Comme dans un blockbuster. Du glamour, des paillettes et du bruit. J’ai eu l’impression que la forme venait masquer les limites du propos. Les éléments pris séparément assurait des nombreux talents au sein du collectif: le chant, la musique, les marionnettes- à nouveau ici, un peu noyées dans l’accumulation d’accessoires-, le jeu, la vidéo. Mais qui n’ont pas su trouver l’équilibre propre à une résonance authentique. Cela nous distrait presque des hommages cinématographiques, notamment à Lynch avec le thème du double- du soupçon du double-, du rêve et de la culpabilité, qui auraient pu pourtant participer à nous emporter dans l’univers Point Zéro, nous emballer dans une construction intelligente et complexe, nous envoler dans l’esprit d’autrui sans certitude d’en revenir. Ici, on a affaire à deux temporalités parallèles, l’une fictive: ce que le décédé aurait pensé avant de mourir, l’autre réelle, actuelle: ce que le décédé pense avant de partir. Je ne sais pas dans laquelle nous étions.

J’étais déçue que le deuil, la mélancolie, la solitude des endeuillés et de celui qui est entrain de s’en aller, soient traités avec autant de brusquerie: je me suis sentie sommée de ressentir quelque chose, qu’on forçait mon émotion à grand renfort d’insistance, de clins d’oeil maladroits et de répétition. Titillée au mauvais endroit. Il manquait la délicatesse, la pudeur -justement- dont on parlait.

Le deuil, la perte, ça fait partie de notre patrimoine génétique d’humains; il est, sera, approprié, partagé, raconté. La mise en scène n’est qu’un énième rite funéraire. On crache ce que l’inconnu a de volcanique en nous, d’inaccessible, on tente de le rendre palpable d’une certaine façon, toucher ce qui ne peut l’être en le représentant. Si bien que le sujet n’est finalement pas l’essentiel quand il est représenté, mais ce qui (m') importe, c’est la façon dont il est amené.

Je ne regrette pourtant pas d’avoir vu l’errance de l’hippocampe, parce que ce n’est pas parce qu’on n’a pas aimé une oeuvre, qu’elle n’a pas rempli la mission qu’on lui impose individuellement, secrètement: pour ma part, c’est être chaque fois confrontée à ma capacité à comprendre, à m’immerger, à aimer, à ne pas aimer, avoir ce moment de soi à soi durant lequel on se débriefe. Je l’ai eu mon instant miroir et je retournerai voir des propositions de Point Zéro car je pense sincèrement qu’il y en aura encore des surprenantes, des poétiques, des tendres, des vraies. En ce qui me concerne, je chéris les déceptions car elles me permettent aussi de savourer les rencontres entre les oeuvres et moins, quand elles se produisent de façon miraculeuse et bouleversante, quand j’en reviens- à moitié- sonnée.

Raïssa Alingabo Yowali M'bilo