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Flesh

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Flesh Sophie Linsmaux &
Aurelio Mergola

mars 22





Salve complète à télécharger






Conception et mise en scène : Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola
Scénario : Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola et Thomas van Zuylen
Avec Muriel Legrand, Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola, Jonas Wertz
Mise en espace et en mouvement : Sophie Leso
Scénographie : Aurélie Deloche
Assistants scénographie : Rudi Bovy et Sophie Hazebrouck
Stagiaire scénographie : Farouk Abdoulaye
Accessoires : Noémie Vanheste
Création costumes : Camille Collin
Couturière : Cinzia Derom
Direction technique : Nicolas Olivier
Création lumières : Guillaume Toussaint-Fromentin
Création sonore : Éric Ronsse
Régie plateau : Rudi Bovy et Charlotte Persoons
Masques et marionnettes : Joachim Jannin
Voix off : Stéphane Pirard
Assistante générale : Sophie Jallet
Développement et diffusion : BLOOM Project
Un spectacle de la cie Still Life en coproduction avec le Théâtre Les Tanneurs, le Centre culturel de l’Arrondissement de Huy, Le Kinneksbond, Centre Culturel Mamer, La Coop asbl et Shelter Prod | Une production déléguée du Théâtre Les Tanneurs | Avec le soutien du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles – service du théâtre, du Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Taxshelter.be, ING et du Tax-Shelter du gouvernement fédéral belge
Avec la participation du Centre des Arts Scéniques | Avec l'aide du Festival de Liège et du 140 | La compagnie Still Life est artiste associée au Théâtre Les Tanneurs.

Photo : © Hubert Amiel















Le corps est au centre de presque tous les questionnements politiques de notre époque, alors même qu'il semble n'avoir jamais été autant refoulé dans le discours des gouvernants et dématérialisé dans nos relations au monde. La crise du covid a profondément marqué, à même nos corps et dans toutes leurs différences, ce que signifiait la concrétisation soudaine de ce discours et de cette virtualité. Le théâtre, dans son archaïsme, reste un des arts qui continue à prendre la présence de corps dans un même espace comme une de ses conditions sine qua non. Qu'un spectacle se saisisse de ces questions qui ne sont finalement posées collectivement que très rarement, voilà dont nous ne pouvions que nous sentir, intimement, concernés

Hubert Amiel

Des coups de bistouri aux corps difformes, en passant par la métamorphose, Flesh met en jeu la chair meurtrie, à vif, mais aussi attendrie et surtout en éternel manque de l’autre. Enraciné à son corps pour le meilleur et pour le pire, l’être humain est indissociable de sa chair, incarnation de son être au monde. Pourtant, aujourd’hui, cet ancrage tend à disparaître. D’un anniversaire de mariage à une chambre d’hôpital, d’une expérience de réalité virtuelle à une réunion de famille dans un café, Flesh est un spectacle visuel et non verbal, une fable contemporaine qui plonge le/la spectateur·rice dans l’épaisseur de nos chairs. Avec humour et étrangeté, la compagnie Still life nous remue de façon vivifiante : de nos chairs meurtries à nos chairs en vie, il n’y a qu’un pas.

En sortant de Flesh, j’ai entendu une technicienne dire à une de ses amies « évidemment, c’est un spectacle sur la mort », et j’ai compris que je n’avais pas compris, que j’étais passée, comme cela arrive parfois, à côté du propos, et que c’était sûrement pour cela que je n’avais pas ri avec les autres, que je n’avais pas fait corps, ni avec le reste du public, ni avec les acteurices sur scène, ni avec les décors et les lumières, que j’étais restée ancrée en moi-même, sans laisser passer d’émotion. J’avais été, tout au long du spectacle, cette personne revêche qui ne comprend pas les rires des autres, s’en offusque, et pire, les maudit. Et puis il y a eu cette phrase, attrapée à l’envolée, « évidemment ça parle de la mort », verdict de mon aveuglement.

Je n’avais vu dans Flesh qu’une critique sociale, genre périlleux pour un spectatrice comme moi, qui n’aime rien tant que de se poser une question par mille angles différents et qui supporte mal les conclusions rapides qu’appelle souvent le plateau. Pour être fidèle à la fois à mon propre regard contrarié et à ce que je n’avais pas perçu dans le spectacle, je vais chercher ici à les faire vivre tous les deux.

La première scène propose un commentaire acerbe sur les règles sanitaires : un homme va rendre visite à un homme plus âgé (son père ? Son grand-père ?) à l’hôpital. Le protocole sanitaire est si strict qu’il en devient absurde (des mains pourtant gantées de plastique sont désinfectées trois fois) et surtout, il rend impossible la connexion sensible, indispensable quand celui ou celle qui est en face de nous est inconscient.e et prêt.e à partir. Le vieil homme meurt, le plus jeune qui ne l’avait jusque là presque pas approché le prend dans ses bras, et ils se retrouvent enfin dans une intimité et une douceur qu’ils n’avaient peut-être jamais connues. La scène pose la question du soin et semble y apporter cette réponse : la médecine occidentale s’est fourvoyée dans une dérive hygiéniste qui nous tue plus que la mort elle-même, car elle nous aliène du plus profond de nos vies. Mon esprit déjà mal luné se met en mouvement : au beau milieu d’une épidémie sans précédent depuis un siècle, comment des jeunes en bonne santé peuvent-iels clamer haut et fort, sur une tribune financée par de l’argent public, que les gestes qui protègent les plus vulnérables sont le signe même de l’effondrement de notre capacité à être ensemble ? Je râle, je grommelle, je me détache.

La deuxième scène a lieu dans un salon bourgeois des années 70. Une femme, qui s’est manifestement laissé tenter par une ou deux opérations de chirurgie esthétique, y boit le champagne avec son compagnon, dont la tête est couverte de bandelettes. On imagine un Apollon, mais une fois les pansements enlevés, un visage hideux se révèle qui n’est pas sans rappeler ceux des frères Bogdanov. La femme est dégoûtée par cette face qui semble se boursoufler de plus en plus au long de la scène. L’homme, qui ne sait rien de son apparence et qui au contraire se pense irrésistible, la poursuit de ses assiduités de plus en plus virilistes, auxquelles elle fait de son mieux pour échapper. L’indignée en moi se dit que des bourgeois liftés, c’est un peu bateau comme symbole de l’aliénation dans le monde moderne, que ces personnages auraient pu être traités avec plus de nuance, que nous sommes toustes enfermé.e.s dans des codes sociaux qui nous dirigent, qu’il suffit de lire Bourdieu, qu’il aurait été plus intéressant pour ces artistes de plonger dans leurs propres limites, dans leur propre habitus, dans leurs codes, etcaetera etcaetera. Bref, je ne vois plus rien, je ne sens plus rien, je n’entends plus que la radio de mon cerveau qui est branchée sur une fréquence qui grésille. Je suis plongée si loin dans mes propres considérations que je ne me souviens même plus de la fin de la scène ; finit-elle par lui tendre un miroir ? C’est dire si l’échec, à ce moment-là, est dans mon attitude de spectatrice, qui a coupé net le flux de la curiosité et a décidé de se tourner entièrement en elle-même. Je passe à côté du carnavalesque, de la joie du grotesque, de l’homme hideux et arrogant qui se pense magnifique, du rire qui éclate, je rate le tango à la James Ensor, le bal des vampires, la commedia dell’arte.

La scène suivante nous montre une femme, la petite quarantaine, qui se lance dans une expérience de réalité augmentée : elle revêt un casque qui la plonge dans le film Titanic, pendant qu’un jeune homme absent et las active le logiciel depuis son iPad. La femme revit toutes les scènes iconiques du point de vue du personnage de Rose : elle tombe follement amoureuse de Leonardo di Caprio, qui la soulève les bras ouverts au-dessus de l’océan infini, iels dansent dans les soutes de 3e classe, font l’amour dans une voiture ancienne, avant qu’il ne meure, inexorablement, dans les eaux glacées de l’Atlantique. La scène se moque de l’amour et du désir bruyants de cette femme, tout en soulignant l’inconfort dans lequel ses émois plongent le garçon dont le boulot (que l’on imagine précaire et mal payé) consiste précisément à l’observer pour changer de scène et mettre fin à l’expérience une fois le temps écoulé. Elle et il ne se rencontrent pas : toute connexion est rendue impossible par l’infernale machinerie capitaliste et virtuelle dans laquelle les plonge le produit-expérience qu’elle achète et qu’il contribue à lui vendre. Elle est ridicule, il s’ennuie, toustes deux sont aliéné.e.s, iels ne se parlent pas. Je me fâche de voir le désir de cette femme tourné en dérision, son corps pressé dans des vêtements trop étroits, sa sexualité virtuelle vue comme nécessairement inférieure à ce qu’elle pourrait vivre avec un homme—alors qu’il peut s’agir d’un choix rationnel, voire émancipateur dans un contexte patriarcal. De nouveau, je pars, je reste sur mon siège mais je quitte le spectacle, je rouspète.

L’avantage de cette invitation à écrire et à échanger, c’est de pouvoir dépasser ses frustrations de spectatrice pour réfléchir réellement à ce qu’on a vu (d’une part) et à ce qu’on a cherché à nous montrer (d’autre part). Du coup, si Flesh est bien un spectacle sur la mort, que nous en dit cette scène ? Que nous révèle-t-elle de ce que nous voulons oublier ?

Si je la regarde sous ce prisme, la scène du Titanic semble poser la question de notre rapport collectif à la mort, que nous voyons d’habitude comme quelque chose de si tragique, de si secret et sacralisé que l’on ne peut en aucun cas y toucher. Ici, la mort (certes virtuelle) de Jack est vécue à la fois comme un drame, puisque la femme est dévastée d’avoir perdu son amour, et comme un évènement grotesque, puisque l’intensité de sa passion et de son désespoir sont précisément le signe de son fourvoiement : elle n’est supposément pas en contact avec la vie -et la preuve, elle ne voit même pas le garçon de chair et d’os qui se trouve à côté d’elle.

Et c’est ça la vraie gageure de ce spectacle : de faire rire de la mort, de sortir la mort de son linceul et de l’endroit caché dans lequel le monde moderne s’emploie à la reléguer. Car la mort chez nous est secrète et honteuse : mourir, c’est en quelque sorte un échec, c’est rater le défi de la vie éternelle auquel semble nous inviter un monde qui se voudrait propre, sûr et sans accroc. Dans Flesh, la mort devient un phénomène de carnaval : rien n’y est plus drôle qu’un vivant qui ressemble à un cadavre, ou cet autre qui aime tant un fantôme qu’elle le croit vivant alors qu’il fait semblant de mourir, ou encore cette mort dans la vie qu’est la désinfection permanente, jusqu'à l’absurde. La dernière scène n’est pas en reste : dans un café populaire trône sur un chevalet la grande photo d’une femme âgée en train de servir de la bière, ceinte d’un ruban rose sur lequel on lit « Maman ». Ses quatre enfants, adultes et impossiblement différents, se rassemblent peu à peu : le mafioso, la bourgeoise, la femme enceinte, le loubard en veste de cuir. Iels se regardent en chiens de faïence, méfiant.e.s, les alliances se défont aussi rapidement qu’elles se tissent, et petit à petit le ridicule émerge : au moment de diviser équitablement les cendres maternelles entre les quatre urnes funéraires, l’avidité pour l’amour de la mère revient au galop et certain.e.s prennent plus que leur part. S’en suit une course effrénée, où les quatre enfants se poursuivent les un.e.s les autres parmi les tables du café et finissent par répandre par terre toutes les cendres de leur mère. La mort quitte le tragique pour rentrer dans la farce, et nous quittons le monde moderne, aseptisé à en mourir d’ennui, pour retourner dans le giron hilare et cruel du Moyen Âge, de ses carnavals et de sa mort réelle, omniprésente, viscéralement vécue.

Caroline Godard

Flèches

Flesh: Chair, comment mieux intituler une pièce qui parle du corps, des déclinaisons de la présence et de l’absence physique? Être ou ne pas être. En parlant du rapport au corps-objet, Flesh explore aussi les questions de solitude et de désertion de la conscience, les questions d’état authentique: être là sans y être, voilà un jeu social commun. Être là sans être en conscience, sans être réellement en présence, signifié uniquement par ce corps qui indiquerait quelqu'un. Ne pas être là physiquement mais être ressenti.e puissamment par autrui.

Flesh c’est quatre tableaux qui traitent à leur façon de la relation au palpable, au lien à l’autre, à la résonance de la personne, de ce que veut dire “exister”.

C’est quoi exister? habiter un corps, qui lui-même habite un espace. Mais encore? et puis c’est quoi le sens de tout ça? de naître, portant déjà la finitude, programmés pour être définis dans le temps comme on l’est dans l’espace? C’est quoi le Je, autre que la face, ce visage que l’on peut casser, refaire, masquer? autre que cette voix et ce corps?

Au début, je m’accrochais pour comprendre ce qui m’était présenté, avec la sensation de courir pour me suspendre in extremis à un bout de train. Je ne vois jamais les visages au théâtre, je les imagine, je n’ai pas d’assez bons yeux. J’imagine le contour d’énormément de choses au quotidien, je les devine sans savoir à quoi elles ressemblent exactement à moins de les saisir ou de m’en approcher de vraiment très près. Au théâtre, il y a cette barrière infranchissable entre scène et public, je ne peux pas saisir les visages dans mes mains pour mieux les scruter. Alors, je vais souvent rechercher les images des comédien.ne.s par après, je suis toujours surprise.

Ne pas voir un visage, ça donne une dimension différente à l’autre, à nos interactions même quand elles semblent unilatérales comme au théâtre où le public a l’air passif, exclusivement en position de recevoir. Entendre des voix sortir de corps flous qui se meuvent, c’est une toute autre expérience de spectatrice. J’ai sacrément eu peur en comprenant que la pièce serait axée sur le non-verbal: le visage avait alors toute son importance, il faisait partie de ce dialogue d’onomatopées.

Au départ, c’était la raison pour laquelle je ne riais pas quand la salle riait, ensuite ce fut pour autre chose: ce qui faisait apparemment rire mes compagnons d’un soir, me plongeait dans un malaise extrême.

La scène où l’un des personnages est immergé dans une réalité virtuelle reprenant des passages de Titanic m’a réellement atteinte, donné le vertige et je ne voyais ce qu’il y avait de drôle dans cette représentation de la solitude. L’aspect a priori humoristique était le parlophone d’une réalité qui devient de plus en plus commune: s’enfermer dans la projection n’a rien de comique ou d’absurde, j’ai la sensation qu’on le fait régulièrement. Qu’il n’y a plus rien d’étrange, à ne pas être ici et maintenant mais à s’accrocher à ce que l’esprit crée de confortable. Le confinement en a peut-être été une illustration évidente- la plus violente- mais tomber amoureux se fait sur la base de projections aussi, il n’y a pas tant besoin de parler par interfaces d’applis de rencontre ou sms interposés pour constater que l’autre est d’abord l’image que je me construis. Que nos histoires ne sont jamais vécues totalement de la même manière par ceux qui les partagent et en font pourtant partie. On court après des idées et des souvenirs intimes dans lesquels nous sommes seuls, du moins seuls dans la façon dont ils nous reviennent en mémoire, dans la façon dont on les sollicite, dans la façon dont ils nous constituent et nous racontent.

Pour le coup, la mise en scène avait changé de camps: c’est la salle qui m’a paru mettre en scène sa décontraction et cette hilarité contagieuse. Je me retrouvais à nouveau comme dans une cour de récré où l’on se dépêche de mimer la meute, fut-elle dépourvue d’empathie, pour ne pas en être la cible.

Ce corps gauche, aveuglé de lunettes, qui vibrait au son de moments d’amours m’ a déchiré le corps. C’était une corrida. Comment en arrive-t-on à payer pour se procurer ces sensations-là? qu’il y a-t-il de différent entre ça et souscrire à un abonnement premium sur une application de rencontre? N'y avait-il donc personne dans la salle accro aux jeux, aux psychotropes, au sexe, à l’amour, au travail, à la bouffe, à l’alcool? autant d’échappatoires et de virtualités discrètes. Combler les trous, dé-conscientiser sa quête de sens dans un objectif immédiat.

L’amour romantique idéal qu’on nous vend depuis des siècles était le seul dont on aurait pu rire ensemble, pas cette personne à qui on a tellement appris à y croire, qu’elle en cherche la sensation par l’expérience brève d’un jeu. On est beaucoup à croire en l’amour romantique. Fou d’amour, se déposséder. C’est exactement ce qui se passait sous nos yeux: un corps dépossédé par une femme en quête. De combien de solitudes ou de recherche de liens, nous sommes-nous moqués allègrement sans regarder au-delà de l’aspect kitsch de Titanic? Est-ce qu’on trouvera le sexe robotique dans un monde Meta ou la possibilité de coucher avec des êtres disparus, aussi drôles que ce corps qui se roulait au sol, riant, couinant, gémissant, tendant les bras vers un Jack imaginaire? Pourquoi d’ailleurs les poupées gonflables plus vraies que nature nous font-elles sourire? Est-ce de malaise ou de pitié? J’avais honte des rires.

Peut-être s’agissait-il d’une façon de rire de nous-mêmes, que ce spectacle presque stéréotypé de nos intimités nous confrontait à tel point que nous avions besoin de le tourner en dérision…

Quand je ne serai qu’un tas de cendres? Est-ce que j’existerai encore? C’était un autre tableau, une autre histoire. Flesh a décoché en moi une salve d’interrogations dans lesquelles j’ai failli me noyer encore plusieurs jours après. J’étais complètement dans les vapes quand les applaudissements finaux m’ont poussée à redescendre dans mon corps, pour qu’il bouge et fasse place, laisse le passage vers la sortie.

Raïssa Alingabo Yowali M'bilo

J'avais pas envie de rester toute seule au bar

FLESH, ce nous qui dit un peu de chacun.e

Nous avons aimé les effets spéciaux : la musique (intense), les décors (précis), le maquillage (malin) et les costumes (judicieux). En terme de théâtre, on a reçu beaucoup d’images et on a traversé des émotions visuelles et auditives. Nos corps et nos chairs ont capté les ondes.

Nous avons apprécié que les comédien.nes nous révèlent l’absurdité contemporaine capitaliste en mélangeant le tragique et le comique à partir de faits avérés, des situations rocambolesques. Nos chairs et nos corps ont reconnu ce monde.

Nous avons préféré le 4ème tableau, celui des enjeux familiaux, du portrait social jusqu’à la limite de l’imaginable, qui trace la ligne fine entre la vie et la mort, nous avons même ri avec la jalousie, les violences intrafamiliales, art de la forme qui amplifie le fond. Nos chairs et nos corps ont été empathiques de ceux des comédien.nes qui sont allés très loin dans leurs corps.

Nous avons vraiment ressenti le jeu vigoureux des comédien.nes qui, à travers le langage corporel (mouvements et déplacements) ont fait passer beaucoup d’idées, surtout sans les mots pour faciliter. Nos corps et nos chairs ont compris vite.

Nous avons regretté de n’être reparties qu’avec des images dans la tête, nos corps et nos chairs ont manqué de réflexions nouvelles , de regards plus critiques que la critique presque déjà entendue.

Nous avons vécu une expérience de théâtre sans mots mais aussi sans apports pour changer nos regards sur le monde. Nos corps et nos chairs ont reçu quelque chose de déjà familier malgré la forme spectaculaire.

Peut-être que cette pièce est proposée en tant que mosaïque critique pour des personnes de publics qui sont en demande de miroir sur ce qui existe. Nos corps et nos chairs gardent tout autant des empreintes d’une expérience sensorielle de théâtre.

Bintou Mansare & Milady Renoir

Embarqué.e.s dans ces scènes mêlant étrangeté et dérision.

Ces échanges - sans lien direct avec la parole - ont effleuré nos tympans sensibles se rendant très vite compte que ça allait durer longtemps.

D'abord curieux, gênés et perplexes, on est passés du rire à l’éclat de rire.

Ces moments auxquels nous pouvions parfois nous référer deviennent un jeu dont notre imaginaire agrée.

Le décor sobre et précis plante une atmosphère presque mystérieuse comme pour nous prévenir que quelque chose de spécial allait se passer à mesure que les scènes avançaient, j’ai lutté pour faire taire mes pensées, questionnant notre rapport à l’autre, notre rapport au corps. Quand la chair rencontre les coups de bistouri, est-ce là le fruit de l’imperfection ? Déroulant le bandeau de nos peurs et tribulations.

Et puis, quand le bas de mon corps s’est affaissé dans mon siège à la dernière rangée, la simulation de la réalité virtuelle a failli stimuler mes sens.

Passion, larmes et frissons, je me repasse des images dans ma mémoire, et, au fond moi aussi, j’aurais aimé être dans les bras de Jack, juste le temps d’une simulation.

L’ironie de la situation m’a fait glousser et ricaner sur ma chaise jusqu'à l’autre bout de la pièce.

Quand le pire arrive subitement, tout change puis, un jour, nous partons.

Dû au manque de l’autre, nos corps se renferment, laissant place à la tristesse, mais nos corps supportent et vivent malgré tout.

Parfois, la dépression est une maison.

Une armoire remplie de souvenirs dont on ne veut plus se remémorer, des chaussures dans lesquelles on ne veut plus marcher, une maison sans électricité, sans eau, sans lumière. Une pièce de cris silencieux.

Vivre le voyage de cette famille dont le visage touché par la compassion ; oscillation, témoin de pulsation d’un nouveau souffle né sur un plateau.

Les images ont guidé la narration.

Ils n’ont pas eu peur de faire le geste en trop ou le geste de trop peu.

Marie Paule Mugeni

Corps ouvert. Flesh et le réalisme grotesque

Scène 1

Des individus plastifiés comme il se doit, inhospital hôpital oblige, sont au chevet d'une créature mourante. Est ce véritablement un humain ? Sa peau est veloutée comme celle d'un papy du Muppet show.

Scène 2

Des individus à l'élasticité et au swing impressionnants mais aux visages déformés par des masques grimaçant la chirurgie faciale réparatrice, fêtent un anniversaire de mariage flippant. Sont ils véritablement des humains ? Ils sont dans un salon scandinave verni et s'enfoncent dans une épaisse pelouche verte. Peluche et pelouse qui paraît autant vivante et habitée qu'ils paraissent morts et gesticulés.

Scène 3

Une comédienne ou une danseuse ou une fantastique performeuse habillée dans le plus pur mainstream, en jean slim et bottines à talon marronnées, joue le rôle d'une quidam propulsée devant nous dans une attraction de réalité virtuelle qui va littéralement la téléguider dans un solo hale-dicule. Haletant et ridicule. Bravo à vous Muriel Legrand.

Pas de doute, c'est une humaine humiliée et attaquée dans sa dignité par la société du spectacle.

La quidam a choisi d'être Rose dans le Titanic et nous la voyions se prendre au jeu et se sentir devenir Rose puis ne plus sentir être personne d'autre que Rose. Elle s'oublie comme on dit d'une incontinente. Nous la voyons coiffée des grosses lunettes de la virtualité faire les danses irlandaises du fond de cale juste avant la cata. Nous la voyons faire des queues leu leu. Nous la voyons s'allonger sur Jack mais en fait elle s'allonge sur le tapis de scène. C'est un peu gênant car sur scène, sans parler de nous, il y a l'employé saisonnier de la petite boîte de distraction immersive qui surveille qu'il n'y a pas de bug. Il assiste à cette dissociation, à cette perte et prise de pied phénoménale et c'est assez humiliant pour la quidam.

C'est gênant. Exactement comme l'était le block buster à sa sortie, faisant du drame du naufrage et de ses 1500 noyés dont plein d'enfants, un gros dessert trop sucré. C'est gênant, immoral et déshonorant comme de manger et de vendre des Donnuts à l'huile de palme rosies à la cochenille. Même si on a pas le choix, c'est déshonorant tout de même.

Et la Cie Flesh de nous faire revivre ce déshonneur collectif pop culturel du Titanic entertainment product comme marque de notre propre naufrage.

Car oui, nous sommes déshonorés. Régulièrement. Tous les jours. Nous nous déshonorons à qui mieux mieux, par le truchement ex machina du capitalisme tardif. Nous sommes humiliés dans toutes nos structures ou presque : au travail, en famille, en couple.... nous subissons et perpétuons des violences et sévices bien trop importants pour nos vies si courtes et nos attachements si éphémères. Nous sommes attaqués dans nos corps. Nous sommes même carrément chassés de nos corps que nous ne contrôlons pas vraiment.

« Tout va formidablement mal ». Nous sommes mal aimés et nous aimons mal. Riches ou pauvres. Chair blessée.

Notons que lors de la scène 3, la salle comble des Tanneurs était secouée de rire. Moi même (qui n'avait pas envie de rigoler car ma nouvelle fonction de Rock Critic au sein de la Salve me challenge un peu et je suis quelqu'un d'un peu crispy crispée), je pleurais de rire.

Des spectatrices, assises devant moi, se sont félicitées à la fin du spectacle d'avoir lancé le mouvement et de l'avoir porté jusqu'au bout. Elles ont été un très bon public.

J'ai lu dans l'édito d'un programme d'un festival de cinéma local de grande qualité que nos battements de cœurs se synchronisent au cinéma.

J'imagine qu'au théâtre aussi, nous nous synchronisons comme des fourmis. En tous cas je riais beaucoup trop, j'avais mal tellement je riais comme une fourmi synchrone.

J'étais avec Mylène de la Salve et avec Bintou de la Salve et j'étais avec ces inconnues leadeuses du rire et apparemment, le rituel théâtral impliquait que ce rire passe par moi quasi contre mon gré.

Et ainsi passe par mon corps, contre mon gré, plusieurs fois par jour, l'inhospitalité du monde moderne. Deux machinations. L'une vous détruit et l'autre vous console.

Au début des nonnantes et aussi autour de zéro William Gibson et David Cronenberg mais aussi Donna Haraway et Jésus le Nazaréen mettaient déjà bien en garde. « Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes » écrivit Donna.

Il y a un grand grand problème avec la chair, avec l'incarnation et avec le déficit imaginatif du vivre ensemble.

On essaye de nous virer de nous même, on subit un méchant exorcisme de masse que le mouvement du bien être et du care a du mal à contrer tout seul car les racines productivistes sont still there.

Le résultat : cette monstruosité quotidienne que nous connaissons bien et qui ici vraiment bien concentrée. Alors par moments j'ai une sensation légèrement décevante de déjà vu. Déjà vu autour de moi, déjà vu chez moi. J'ai une petite sensation d'enfermement dans la familiarité des images proposées.

Scène 4

Dans le bar de la maman fraichement mourrue, les enfants déjà d'un âge avancé s'obligent à se retrouver. Ils se détestent. Ils sont vilains comme tout. Ils sont bêtes et méchants comme des caricatures hautaines de pauvres ayant des goûts moches. À nouveau, ça pue vraiment la rouille de l'Occident. Sont-ils vraiment humains ? Bon.

Pourquoi nous inviter maintenant dans un bar d'immigrés prolo pour parachever la démo, concernant notre déroute en terme de Flesh ?

Un personnage clé de la scène est une femme enceinte : rappelant que maman fût, évoquant la boucle de la vie et suggérant peut-être une réparation possible, un court circuit possible de notre chaîne tragique de production/reproduction ? Comme une chance que porte avec elle chaque nouvelle génération ?

Et là, je me lance, je me laisse tenter. J'ai besoin d'espoir. Je suis aussi une jeune maman. Je suis tentée de voir dans cette belle jeune working girl heroe enceinte (d'origine italienne ? Portugaise ? Polonaise ? Bulgare ? Roumaine ?) une des figures du Cyborg, telle qu'elle est décrite par le Manifeste du même nom, que je viens d'invoquer en confiture étalée de ma cyber culture générale.

Je me permets de dire « vilains, bêtes et méchants » associés à « prolo » car je viens moi même d'une famille dont les meubles en bois massif achetés au mammouth étaient beaucoup trop gros et sombres pour la maison de courée au pied de l'usine de métal fermée, couverts de napperons et de bibelots aussi déprimants que touchants et révoltants (le trio gagnant du combat social).

Je viens moi même d'une famille où roulent les poids lourds, où des mamans gèrent des vieux bars dans des villes fantômes.

Donc ils fêtent, dans cette famille et dans la mienne, la mort de leur mieux, c'est à dire mal.

Mais soudain, la cadette perd les eaux. Elle se transforme en véritable source et alors que toutes les cendres de la mamita dead one sont à terre, tout le monde se fédère, se serre autour de la nouvelle madone sur-humanisée en glissant-pateaugeant dans ces eaux jaillissantes et dans la boue cendrée.

De ce paysage tortueux mais pas torturé il me vient une image.

Serrons-nous tous.tes, nous les stres-mon qui nous reconnaissons dans les personnages de Still Life, autour des prolétariennes des villes étalées qui n'en sont pas.

Ces femmes fortes d'aujourd'hui doivent nous inspirer. Je vois dans ce tableau final une prophétie salvatrice. Peut-être la seule porte de sortie suggérée ?

La même que celle proposée Donna dans le Manifeste Cyborg, que j'ai méga galéré à lire quand je rédigeais mon mémoire de master sur William Gisbon en 2001 mais que le précieux livre de Ian Larue « Libère toi Cyborg » aux éditions Cambourakis sorti 35 ans plus tard m'a aidée à ressaisir ….

Serrons- nous autour des femmes cyborgs ….j'ai envie de dire que le spectacle pourrait dire.....ça.

À la fin. À peu près ça.

La nouvelle chair, c'est celle des luttes portées par les femmes pauvres de toute la planète.

Les femmes cyborgs chez Haraway ne sont pas les femmes avec prothèses et bras bazouka des mangas testostéronés. Les femmes cyborgs sont les femmes de la classe ouvrière, immigrée, souvent racisée... qui tiennent le monde sur leurs épaules et qui font les alliances multiples.

Mesdames les Gilets jaunes...Ainsi fut sans doute la maman morte fêtée, soignant famille nombreuse comme clients égarés, ainsi est peut être la jeune mère-fontaine : une sorcière comme les autres et d'autant plus héroïque que complètement invisible dans sa force et ses exploits.

« Hybridations complexes, féminités puissantes synthétisées à partir de fusions d’identités marginales. Elles s’éclatent au propre comme au figuré à devenir des êtres composites pour échapper aux oppressions. Pour dépasser sa condition, la cyborg doit muter, quitte à accélérer l’apocalypse et elle le fera avec d’autres. Les alliances interraciales et intergenres qui se feront autour des questions de survie quotidienne ne seront plus seulement de «bonnes alliances», mais des alliances nécessaires.»

Voilà, un programme.

Serrons-nous autour d'elles. Et en aidant la classe prolétaire des petits bistrots, en aidant les jeunes mères en difficulté de milieu de mois, on suivra un bon cap. Bon pied, bon œil, on se réalignera, on sera moins à côté de nos pompes.

Et spéciale dédicace à mes parents et surtout à ma mère avec qui je me suis beaucoup trop disputée et qui ont bravé la honte sociale en s'arrêtant de travailler comme des esclaves à l'usine et aux ménages vers l'âge de 40 ans et qui ont préféré être pauvres et passer pour des loosers que vivre soumis et meurtris. Ils m'ont bien énervée ceux-là avec leur sobriété et leurs fusions d'identités marginales moitié prolo, moitié écolo, moitié colibri, moitié catho pas du tout mainstream. Nevertheless.
À 83 ans, leur vieille flesh est encore tendre et élastique. Ils sont beaux. Vous verriez comme ils sont beaux, au milieu de tous leurs potagers et bocaux de cornichons géants et au milieu des guirlandes de cèpes qu'ils passent des jours à ramasser et qu'ils font sécher en guirlande dans la maison minuscule aux meubles si gros que mon corps se cognait.

Tchek papa et maman, tata i mama comme on dit en polonais. Mes petits streu-mons cyborgs jamais héroïsés à moi. Et merci de ne jamais avoir voté Front National.

Mais je crois que j'exagère.

Je projette totalement cette histoire de cyborg féministe dès que j'en ai l'occasion.

Finalement finalement finalement, plus qu'une inspiration politique, ce qui me reste de la pièce, un mois plus tard, c'est mon rire gras et le rire gras des camarades spectatrices.

Un rire gras de fête grasse. Les plus importantes à mes yeux.

J'ai parlé de colliers de cèpes. Je vais maintenant parler de colliers de saucisses.

Ou de chapelets de saucisses même. Un peu avant Carême, à la Renaissance, il existait des fêtes où l'on se fabriquait des costumes et des colliers en saucisse. On se moquait ainsi du chapelet religieux. On se moquait aussi de la frugalité, qui pour beaucoup était quotidienne.

À cette occasion, les barrières sociales sautaient et on riait beaucoup. On était simplement, le temps de la fête des humains parmi les humains. C'est à dire qu'un authentique humanisme régnait et cet humanisme était bien concret, car on était via ses fêtes en contact sensible et physique les uns avec les autres, via la danse, le chant et les baisers. Le bas corporel était fêté. Les organes génitaux, le derrière, l'anus, les orifices et la bouche étaient fêtés. La fête était grasse. Le rire était gras aussi. Mais fêter le bas corporel ce n'était pas fêter la bassesse des instincts selon une hiérarchie austère corps versus esprit, fêter le bas corporel ce n'était pas flatter le peuple grossier ou encoquiner la noblesse ou la bourgeoise fine. Fêter le bas corporel c'était célébrer la puissance de la vie et le grand renversement perpétuel qu'est le cycle de vie.

On fêtait le corps ouvert, le corps qui ingère et digère, le corps du contact, le corps de la pénétration et de la transformation, le corps de l'accouchement selon les codes d'un réalisme grotesque drôle et transgressif : le corps qui lie.

Ce corps ouvert et joyeux est en apparence absent de Flesh qui nous montre des corps malheureux et seuls.

Mais le fantôme du corps ouvert et liant est partout dans la pièce. À commencer par le corps des interprètes, incroyablement dansant dans ce théâtre sans parole. A terminer sur cette image de femme accouchante. À traverser nos propres corps à nous et à les agiter du rire puissant et parfois oublié des grandes fêtes.

Qu'elles reviennent, me dit Flesh.

Anna Czapski