Scène 1
Des individus plastifiés comme il se doit, inhospital hôpital oblige, sont au chevet d'une créature mourante. Est ce véritablement un humain ? Sa peau est veloutée comme celle d'un papy du Muppet show.
Scène 2
Des individus à l'élasticité et au swing impressionnants mais aux visages déformés par des masques grimaçant la chirurgie faciale réparatrice, fêtent un anniversaire de mariage flippant. Sont ils véritablement des humains ? Ils sont dans un salon scandinave verni et s'enfoncent dans une épaisse pelouche verte. Peluche et pelouse qui paraît autant vivante et habitée qu'ils paraissent morts et gesticulés.
Scène 3
Une comédienne ou une danseuse ou une fantastique performeuse habillée dans le plus pur mainstream, en jean slim et bottines à talon marronnées, joue le rôle d'une quidam propulsée devant nous dans une attraction de réalité virtuelle qui va littéralement la téléguider dans un solo hale-dicule. Haletant et ridicule. Bravo à vous Muriel Legrand.
Pas de doute, c'est une humaine humiliée et attaquée dans sa dignité par la société du spectacle.
La quidam a choisi d'être Rose dans le Titanic et nous la voyions se prendre au jeu et se sentir devenir Rose puis ne plus sentir être personne d'autre que Rose. Elle s'oublie comme on dit d'une incontinente. Nous la voyons coiffée des grosses lunettes de la virtualité faire les danses irlandaises du fond de cale juste avant la cata. Nous la voyons faire des queues leu leu. Nous la voyons s'allonger sur Jack mais en fait elle s'allonge sur le tapis de scène. C'est un peu gênant car sur scène, sans parler de nous, il y a l'employé saisonnier de la petite boîte de distraction immersive qui surveille qu'il n'y a pas de bug. Il assiste à cette dissociation, à cette perte et prise de pied phénoménale et c'est assez humiliant pour la quidam.
C'est gênant. Exactement comme l'était le block buster à sa sortie, faisant du drame du naufrage et de ses 1500 noyés dont plein d'enfants, un gros dessert trop sucré. C'est gênant, immoral et déshonorant comme de manger et de vendre des Donnuts à l'huile de palme rosies à la cochenille. Même si on a pas le choix, c'est déshonorant tout de même.
Et la Cie Flesh de nous faire revivre ce déshonneur collectif pop culturel du Titanic entertainment product comme marque de notre propre naufrage.
Car oui, nous sommes déshonorés. Régulièrement. Tous les jours. Nous nous déshonorons à qui mieux mieux, par le truchement ex machina du capitalisme tardif. Nous sommes humiliés dans toutes nos structures ou presque : au travail, en famille, en couple.... nous subissons et perpétuons des violences et sévices bien trop importants pour nos vies si courtes et nos attachements si éphémères. Nous sommes attaqués dans nos corps. Nous sommes même carrément chassés de nos corps que nous ne contrôlons pas vraiment.
« Tout va formidablement mal ». Nous sommes mal aimés et nous aimons mal. Riches ou pauvres. Chair blessée.
Notons que lors de la scène 3, la salle comble des Tanneurs était secouée de rire. Moi même (qui n'avait pas envie de rigoler car ma nouvelle fonction de Rock Critic au sein de la Salve me challenge un peu et je suis quelqu'un d'un peu crispy crispée), je pleurais de rire.
Des spectatrices, assises devant moi, se sont félicitées à la fin du spectacle d'avoir lancé le mouvement et de l'avoir porté jusqu'au bout. Elles ont été un très bon public.
J'ai lu dans l'édito d'un programme d'un festival de cinéma local de grande qualité que nos battements de cœurs se synchronisent au cinéma.
J'imagine qu'au théâtre aussi, nous nous synchronisons comme des fourmis. En tous cas je riais beaucoup trop, j'avais mal tellement je riais comme une fourmi synchrone.
J'étais avec Mylène de la Salve et avec Bintou de la Salve et j'étais avec ces inconnues leadeuses du rire et apparemment, le rituel théâtral impliquait que ce rire passe par moi quasi contre mon gré.
Et ainsi passe par mon corps, contre mon gré, plusieurs fois par jour, l'inhospitalité du monde moderne. Deux machinations. L'une vous détruit et l'autre vous console.
Au début des nonnantes et aussi autour de zéro William Gibson et David Cronenberg mais aussi Donna Haraway et Jésus le Nazaréen mettaient déjà bien en garde. « Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes » écrivit Donna.
Il y a un grand grand problème avec la chair, avec l'incarnation et avec le déficit imaginatif du vivre ensemble.
On essaye de nous virer de nous même, on subit un méchant exorcisme de masse que le mouvement du bien être et du care a du mal à contrer tout seul car les racines productivistes sont still there.
Le résultat : cette monstruosité quotidienne que nous connaissons bien et qui ici vraiment bien concentrée. Alors par moments j'ai une sensation légèrement décevante de déjà vu. Déjà vu autour de moi, déjà vu chez moi. J'ai une petite sensation d'enfermement dans la familiarité des images proposées.
Scène 4
Dans le bar de la maman fraichement mourrue, les enfants déjà d'un âge avancé s'obligent à se retrouver. Ils se détestent. Ils sont vilains comme tout. Ils sont bêtes et méchants comme des caricatures hautaines de pauvres ayant des goûts moches. À nouveau, ça pue vraiment la rouille de l'Occident. Sont-ils vraiment humains ? Bon.
Pourquoi nous inviter maintenant dans un bar d'immigrés prolo pour parachever la démo, concernant notre déroute en terme de Flesh ?
Un personnage clé de la scène est une femme enceinte : rappelant que maman fût, évoquant la boucle de la vie et suggérant peut-être une réparation possible, un court circuit possible de notre chaîne tragique de production/reproduction ? Comme une chance que porte avec elle chaque nouvelle génération ?
Et là, je me lance, je me laisse tenter. J'ai besoin d'espoir. Je suis aussi une jeune maman. Je suis tentée de voir dans cette belle jeune working girl heroe enceinte (d'origine italienne ? Portugaise ? Polonaise ? Bulgare ? Roumaine ?) une des figures du Cyborg, telle qu'elle est décrite par le Manifeste du même nom, que je viens d'invoquer en confiture étalée de ma cyber culture générale.
Je me permets de dire « vilains, bêtes et méchants » associés à « prolo » car je viens moi même d'une famille dont les meubles en bois massif achetés au mammouth étaient beaucoup trop gros et sombres pour la maison de courée au pied de l'usine de métal fermée, couverts de napperons et de bibelots aussi déprimants que touchants et révoltants (le trio gagnant du combat social).
Je viens moi même d'une famille où roulent les poids lourds, où des mamans gèrent des vieux bars dans des villes fantômes.
Donc ils fêtent, dans cette famille et dans la mienne, la mort de leur mieux, c'est à dire mal.
Mais soudain, la cadette perd les eaux. Elle se transforme en véritable source et alors que toutes les cendres de la mamita dead one sont à terre, tout le monde se fédère, se serre autour de la nouvelle madone sur-humanisée en glissant-pateaugeant dans ces eaux jaillissantes et dans la boue cendrée.
De ce paysage tortueux mais pas torturé il me vient une image.
Serrons-nous tous.tes, nous les stres-mon qui nous reconnaissons dans les personnages de Still Life, autour des prolétariennes des villes étalées qui n'en sont pas.
Ces femmes fortes d'aujourd'hui doivent nous inspirer. Je vois dans ce tableau final une prophétie salvatrice. Peut-être la seule porte de sortie suggérée ?
La même que celle proposée Donna dans le Manifeste Cyborg, que j'ai méga galéré à lire quand je rédigeais mon mémoire de master sur William Gisbon en 2001 mais que le précieux livre de Ian Larue « Libère toi Cyborg » aux éditions Cambourakis sorti 35 ans plus tard m'a aidée à ressaisir ….
Serrons- nous autour des femmes cyborgs ….j'ai envie de dire que le spectacle pourrait dire.....ça.
À la fin. À peu près ça.
La nouvelle chair, c'est celle des luttes portées par les femmes pauvres de toute la planète.
Les femmes cyborgs chez Haraway ne sont pas les femmes avec prothèses et bras bazouka des mangas testostéronés. Les femmes cyborgs sont les femmes de la classe ouvrière, immigrée, souvent racisée... qui tiennent le monde sur leurs épaules et qui font les alliances multiples.
Mesdames les Gilets jaunes...Ainsi fut sans doute la maman morte fêtée, soignant famille nombreuse comme clients égarés, ainsi est peut être la jeune mère-fontaine : une sorcière comme les autres et d'autant plus héroïque que complètement invisible dans sa force et ses exploits.
« Hybridations complexes, féminités puissantes synthétisées à partir de fusions d’identités marginales. Elles s’éclatent au propre comme au figuré à devenir des êtres composites pour échapper aux oppressions. Pour dépasser sa condition, la cyborg doit muter, quitte à accélérer l’apocalypse et elle le fera avec d’autres. Les alliances interraciales et intergenres qui se feront autour des questions de survie quotidienne ne seront plus seulement de «bonnes alliances», mais des alliances nécessaires.»
Voilà, un programme.
Serrons-nous autour d'elles. Et en aidant la classe prolétaire des petits bistrots, en aidant les jeunes mères en difficulté de milieu de mois, on suivra un bon cap. Bon pied, bon œil, on se réalignera, on sera moins à côté de nos pompes.
Et spéciale dédicace à mes parents et surtout à ma mère avec qui je me suis beaucoup trop disputée et qui ont bravé la honte sociale en s'arrêtant de travailler comme des esclaves à l'usine et aux ménages vers l'âge de 40 ans et qui ont préféré être pauvres et passer pour des loosers que vivre soumis et meurtris. Ils m'ont bien énervée ceux-là avec leur sobriété et leurs fusions d'identités marginales moitié prolo, moitié écolo, moitié colibri, moitié catho pas du tout mainstream. Nevertheless.
À 83 ans, leur vieille flesh est encore tendre et élastique. Ils sont beaux. Vous verriez comme ils sont beaux, au milieu de tous leurs potagers et bocaux de cornichons géants et au milieu des guirlandes de cèpes qu'ils passent des jours à ramasser et qu'ils font sécher en guirlande dans la maison minuscule aux meubles si gros que mon corps se cognait.
Tchek papa et maman, tata i mama comme on dit en polonais. Mes petits streu-mons cyborgs jamais héroïsés à moi. Et merci de ne jamais avoir voté Front National.
Mais je crois que j'exagère.
Je projette totalement cette histoire de cyborg féministe dès que j'en ai l'occasion.
Finalement finalement finalement, plus qu'une inspiration politique, ce qui me reste de la pièce, un mois plus tard, c'est mon rire gras et le rire gras des camarades spectatrices.
Un rire gras de fête grasse. Les plus importantes à mes yeux.
J'ai parlé de colliers de cèpes. Je vais maintenant parler de colliers de saucisses.
Ou de chapelets de saucisses même. Un peu avant Carême, à la Renaissance, il existait des fêtes où l'on se fabriquait des costumes et des colliers en saucisse. On se moquait ainsi du chapelet religieux. On se moquait aussi de la frugalité, qui pour beaucoup était quotidienne.
À cette occasion, les barrières sociales sautaient et on riait beaucoup. On était simplement, le temps de la fête des humains parmi les humains. C'est à dire qu'un authentique humanisme régnait et cet humanisme était bien concret, car on était via ses fêtes en contact sensible et physique les uns avec les autres, via la danse, le chant et les baisers. Le bas corporel était fêté. Les organes génitaux, le derrière, l'anus, les orifices et la bouche étaient fêtés. La fête était grasse. Le rire était gras aussi. Mais fêter le bas corporel ce n'était pas fêter la bassesse des instincts selon une hiérarchie austère corps versus esprit, fêter le bas corporel ce n'était pas flatter le peuple grossier ou encoquiner la noblesse ou la bourgeoise fine. Fêter le bas corporel c'était célébrer la puissance de la vie et le grand renversement perpétuel qu'est le cycle de vie.
On fêtait le corps ouvert, le corps qui ingère et digère, le corps du contact, le corps de la pénétration et de la transformation, le corps de l'accouchement selon les codes d'un réalisme grotesque drôle et transgressif : le corps qui lie.
Ce corps ouvert et joyeux est en apparence absent de Flesh qui nous montre des corps malheureux et seuls.
Mais le fantôme du corps ouvert et liant est partout dans la pièce. À commencer par le corps des interprètes, incroyablement dansant dans ce théâtre sans parole. A terminer sur cette image de femme accouchante. À traverser nos propres corps à nous et à les agiter du rire puissant et parfois oublié des grandes fêtes.
Qu'elles reviennent, me dit Flesh.
Anna Czapski